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En Mauritanie, la bombe à retardement de la ségrégation raciale

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Cet article provient d'une source externe à NJ sans autorisation mais à titre d'information.
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« Ce qui se passe en ce moment même en Tunisie à l’égard des Africains noirs, nous l’avons ici en permanence depuis des décennies, entre citoyens d’une même république ! » Cette remarque acerbe d’un jeune étudiant de l’université de Nouakchott claque comme un avertissement. Car si le sujet reste tabou pour les autorités, beaucoup de Mauritaniens s’interrogent ouvertement : la République islamique de Mauritanie (RIM) est-elle en train de se fissurer sous la pression d’une gestion ségrégationniste de ses communautés noires ? Deux anciens hauts fonctionnaires mauritaniens, devenus militants des droits humains, livrent leur analyse sur cette question centrale au « pays des Maures ».

L’un est noir de peau, originaire du sud de la Mauritanie, non loin de la vallée du fleuve Sénégal, les terres ancestrales des populations afro-mauritaniennes. L’autre a le teint clair, il est né dans une région du Centre, et est issu d’une vieille famille arabo-berbère. Le premier s’appelle Mamadou Moctar Sarr, 80 ans, le second Mine Ould Abdoullah, 74 ans. Dans les années 1960-1980, tous deux ont occupé des hautes responsabilités au sein du jeune appareil d’État mauritanien avant de rejoindre, l’un comme l’autre, au milieu des années 1980, les rangs alors clairsemés des organisations des droits humains.

Mamadou Moctar Sarr. « Les discriminations étaient incessantes »

En dépit de son âge avancé, Mamadou Moctar Sarr n’a rien perdu de sa vivacité d’esprit. Entouré des nombreux dossiers entassés sur sa table, les mains agiles, il reçoit, au cœur de Nouakchott, dans son modeste bureau du Forum des organisations nationales des droits humains en Mauritanie (Fonadh), dont il est le secrétaire exécutif depuis de longues années. En quelques minutes, la voix ferme et le visage crispé, il dénoue les fils de son parcours : des études de travaux publics au Mali, au début des années 1960, qui lui permettent d’épouser la profession de géomètre et de devenir chef de division au sein du ministère de l’Équipement et des Transports de Mauritanie. Puis de nouvelles études en France, comme boursier, à Vincennes, d’où il sort ingénieur urbaniste. De retour au pays, en 1980, ses nouvelles compétences lui valent cette fois le titre de directeur de l’Habitat et de l’Urbanisme et de directeur de la Topographie. Des fonctions qui l’amènent notamment à tracer les contours de ce qui va devenir la frontière officielle entre la Mauritanie et l’Algérie.

1980, c’est aussi l’année où ce haut fonctionnaire décide de devenir syndicaliste, pour finalement prendre assez vite la tête du Syndicat national des travaux publics et du bâtiment (SNTPB). « C’est une époque où tout était mal organisé et où les droits des travailleurs de ces secteurs n’étaient pas du tout respectés », se souvient-il, avant d’en venir à l’essentiel de ce qui va devenir le grand combat de sa vie. « Les discriminations à l’égard des populations négro-mauritaniennes étaient alors incessantes, explique-t-il. Depuis le début des années 1960, le tout jeune État mauritanien a procédé à une arabisation systématique du pays orchestrée par les dirigeants maures : langue arabe imposée comme « nationale » dans les Constitutions d’avant 1991, un seul ministre noir dans le gouvernement de 1960, l’armée progressivement monopolisée par les élites arabes, des écoles clivées par les préférences et la hiérarchie ethniques… Alors que les Afro-Mauritaniens ont, pendant des décennies, dirigé et administré ce pays, ils ont progressivement été marginalisés et brutalement mis à l’écart »
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. Arrestations, expulsions du pays, meurtres : « Le pouvoir central nous a pourchassés alors que - faut-il le rappeler ! -, ce sont les Noirs et leurs cadres et intellectuels qui ont construit ce pays, avant même qu’il n’accède à son indépendance ».

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Mamadou Moctar Sarr.
© Frédéric Mantelin

En 1989, pour des raisons à la fois ethniques et politiques, Mamadou Moctar Sarr est déporté de Mauritanie comme des milliers d’autres Noirs. Cet exil forcé va durer huit ans et donner naissance au Regroupement des victimes des événements 89/91 (Reve), un collectif au Sénégal, en 1990, et qui poursuit son combat, aujourd’hui encore, au nom du « passif humanitaire » (demande d’indemnisation des biens perdus et confisqués, réparations foncières, restitution des corps des disparus, etc.), une thématique défendue par diverses associations en Mauritanie. En 2000, trois ans après son retour au pays, Mamadou Moctar Sarr fonde le Fonadh, qui fédère pas moins de dix-sept organisations. « Avec ce Forum, nous étions précurseurs et nous avons balisé le terrain pour d’autres par la suite. Nos thématiques de lutte furent (et sont) plurielles, indique le militant, même si nous avons d’emblée été les bêtes noires des régimes, mais sans jamais baisser les bras. »

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Dans un film documentaire réalisé en 2022
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, le Forum mauritanien du journalisme des droits humains (FMJDH) décrypte les actions du Fonadh et donne la parole aux acteurs de ces multiples combats. Tous témoignent que le « clivage ethnique entre Noirs et Arabes » constitue le cœur des différents volets de défense des droits humains en Mauritanie. Droits des femmes, lutte contre l’esclavage, discriminations foncières, passif humanitaire, droits des enfants, accès à la santé et à l’éducation, promotion de la démocratie, défense de la liberté d’expression… Sur chacun de ces points, les premières victimes sont d’abord et avant tout issues des communautés des Maures noirs (Haratines) et des Afro-Mauritaniens. Dans un rapport publié en 2018, l’organisation Human Rights Watch écrivait : « La population de la Mauritanie est largement hétérogène ; les questions de caste et d’ethnicité sont à l’origine de nombreux problèmes de droits humains parmi les plus délicats et les plus profondément enracinés dans ce pays. »

Enracinés, c’est bien le mot, car « depuis l’indépendance, les Arabes ont fait du pouvoir à Nouakchott un véritable butin de guerre, conclut Mamadou Moctar Sarr. Il faut l’appeler par son nom : cette politique raciste a construit leur suprématie et perdure de nos jours. Non seulement elle empêche notre pays d’avancer, mais à cause d’elle nous sommes même entrés en phase de régression sociale et politique. »

Mine Ould Abdoullah. « Des allures d’apartheid »

À 74 ans, maître Mine Ould Abdoullah a, lui, un parcours très différent. Issu d’une famille de la tribu alaouite, membre des élites arabo-berbères de Mauritanie, il a le teint clair et la silhouette drapée des notables et intellectuels maures de Nouakchott. Installé dans un restaurant de la capitale, il évoque ses études et ses débuts comme diplomate. « Au début des années 1970, j’ai été conseiller, puis premier conseiller dans des ambassades de Mauritanie installées dans divers pays comme le Nigeria, la Côte d’Ivoire, l’Allemagne, la Belgique ou encore le Maroc. Puis je suis revenu en Mauritanie en 1982 », retrace-t-il. Très vite, cet avocat de formation, reconverti en professeur de droit à l’université de Nouakchott, s’insurge contre les injustices et les discriminations entretenues par les différents régimes de Nouakchott, dont trois, depuis l’indépendance, sont nés de coups d’État militaires. Fondateur de la Ligue mauritanienne des droits de l’homme (LMDH) en 1986, il n’a cessé, depuis, d’enchaîner les combats.

« La lutte contre l’esclavage pratiqué dans mon pays a été mon premier combat. Ce fléau concerne principalement des communautés noires de Mauritanie, mais pas uniquement, car il touche aussi des familles mauresques », soutient-il. En utilisant ces termes, l’avocat attitré de l’organisation SOS Esclaves (créée en 2007) se rend bien compte des confusions possibles : « Attention, Maure et Arabo-berbère, ce n’est pas la même chose, tient-il à préciser. Parmi les Maures, vous avez aussi des personnes noires – les Haratines. En les intégrant, l’ensemble des Maures représente environ les deux tiers des Mauritaniens. En revanche, les Arabo-berbères – les Maures blancs – restent minoritaires (40 %) dans notre pays »
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Abolition officielle de l’esclavage dans le pays en 1981, première loi le condamnant officiellement en 2007, nouvelle loi en 2015 sur la peine requise, première condamnation effective en… 2019. Après trente-cinq années de lutte et un dense arsenal de lois, décrets et circulaires, « l’esclavage a bien largement reculé en Mauritanie même s’il reste des poches ici ou là, notamment à l’Est, vers le Mali, souligne l’avocat. Mais le fléau n’est pas réduit à néant : des séquelles importantes persistent, comme cette idéologie raciste dominante qui pointe toujours nos concitoyens négro-mauritaniens comme des enfants “d’anciens esclaves”… »

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Mine Ould Abdoullah.
© Frédéric Mantelin

Dans l’article VI de sa Constitution de 1991 – la troisième depuis l’indépendance du pays, toujours en vigueur –, la République islamique de Mauritanie s’affirme comme une société multiethnique et multilinguistique. Comme l’analyse Bah Ould Zein, enseignant à l’université de Nouakchott, le texte fondateur de la RIM reconnaît l’existence officielle dans le pays de quatre communautés linguistiques : les Arabes, composés des Maures blancs (Beydanes) et des Maures noirs (Haratines), tous hassanophones ; les Peuls (Halpoulars), locuteurs du poular ; les Soninkés (Sarakhollés) et les Wolofs, qui pratiquent les langues du même nom
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. Dans l’éducation nationale, cette reconnaissance des « langues nationales » (amorcée en 1979) n’a toutefois jamais dépassé le stade de l’expérimentation – l’enseignement se fait toujours en arabe et en français.

« Même si, du strict point de vue juridique, toutes les lois ont été prises et les conventions internationales ratifiées pour combattre chez nous les clivages interethniques et les discriminations, plus de trois décennies après l’adoption de la Constitution de 1991, la société mauritanienne n’a toujours pas réussi à traiter à égalité toutes ses communautés, s’indigne Mine Ould Abdoullah. Pire, sous la houlette des élites arabo-berbères, les inégalités se sont creusées au détriment des Afro-Mauritaniens et, d’une façon générale, de tous ceux qui ont la peau noire. » Inégalités d’accès au « bien-être économique », à la santé, à l’éducation, aux biens fonciers, aux crédits bancaires, aux postes dans l’administration ou dans l’armée, aux responsabilités politiques… La liste est longue des effets de cette ségrégation raciale qui, selon l’avocat, prend souvent, il le dit sans détour, « des allures d’apartheid ».

Un plan Marshall pour éviter « l’implosion »

Comment sortir de cette impasse ? « La Mauritanie est un pays riche qu’il faut partager entre tous, poursuit le président de la LMDH. Pour cela, il faut d’abord adopter une véritable politique de discrimination positive à l’endroit des communautés noires du pays, avec, par exemple, des quotas dans l’armée et l’éducation nationale, l’ouverture à l’octroi de subventions, l’accès aux crédits [NDLA : ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui], l’accès aux bourses pour leurs enfants, l’accès aux logements décents, l’encouragement du mariage mixte à travers des exemples concrets et symboliques de la part des élites et des Oulémas. Ensuite, il faut rapidement mettre en place un véritable plan Marshall qui leur sera exclusivement destiné pour améliorer leur situation financière, éducative, sanitaire, économique, judiciaire, avec les moyens qu’il faudra pour réussir, en dix ans, à permettre à ces communautés d’être au niveau des Arabo-Berbères. »

Le pays est-il prêt à de tels changements ? Les élites et les classes moyennes arabo-berbères accepteront-elles cette brusque mutation ? L’avocat essuie calmement ses lunettes et reprend le fil de son plaidoyer : « Parmi les Maures blancs, beaucoup se considèrent comme des nobles et restent cramponnés à une vision qui sert leurs intérêts et leurs privilèges. Mais d’autres sont conscients des risques encourus si rien n’est fait pour transformer notre pays. J’en fais partie. Car je suis convaincu que la Mauritanie est au bord de l’implosion et qu’à ce rythme, et si rien de radical n’est entrepris, nous aurons des drames, voire une révolution, assure Mine Ould Abdoullah. Si les Arabo-Berbères se figent et renâclent aux changements, les esclaves d’hier, eux, ont été affranchis. Ils ont depuis été à l’école, se sont imprégnés des libertés du monde moderne, connaissent leurs droits et ont appris à revendiquer. Certes, pacifiquement jusqu’ici. Mais ils finiront par l’exiger par la force. »

En 2018, la Mauritanie a été rappelée à l’ordre par le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale (CERD) des Nations unies, qui soulignait alors que Nouakchott ne respectait pas la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, qu’elle a signée en 1966 et ratifiée en 1988. « Ces observateurs internationaux ne pourront pas indéfiniment laisser une minorité blanche conserver un pouvoir absolu contre une majorité noire, prédit l’avocat. Regardez l’exemple de l’Afrique du Sud ! Les Boers ont fini par perdre, en dépit de toute leur puissance accumulée… »

Frédéric Mantelin
Journaliste

Voir en ligne : https://orientxxi.info/magazine/en-...