Si les grands chantiers urbains et la nouvelle capitale administrative (le Nouveau Caire) sont les projets phares de l’ère Sissi en Égypte, c’est à un homme effacé mais déterminé qu’on les doit en réalité : le premier ministre Mostafa Madbouli. Un urbaniste qui a su s’acclimater avec le contexte politique de son pays pour réaliser son projet Le Caire 2050.
Dans l’Égypte de l’après-révolution du 25 janvier 2011 , un état de confusion politique et administratif a régné, avec pour principale conséquence une instabilité gouvernementale durant laquelle aucun ministre n’était sûr de conserver son poste le lendemain. Pourtant, un homme fait figure d’exception : l’actuel premier ministre Mostafa Madbouli, qui a su et pu creuser son sillon ces 13 dernières années. Il a été chargé de former un gouvernement le 7 juin 2018, après avoir été premier ministre par intérim depuis le 23 novembre 2017. Un poste qui vient consacrer un parcours entamé depuis 2000 exclusivement dans le domaine de l’urbanisme et de l’habitat. https://orientxxi.info/IMG/jpg/de_n...
Orient XXI
Une protection familiale
Certes, Mostafa Madbouli a préféré se diriger vers l’école d’architecture, et particulièrement vers les études en urbanisme, plutôt que vers l’académie militaire. Mais il a, par sa famille, des attaches solides avec l’institution militaire qui est enracinée dans la structure de l’État. Son père, le général de division Kamal Madbouli Nassar, était un camarade de promotion du maréchal Hussein Tantawi1 à l’académie militaire, et l’un des commandants du corps d’artillerie de l’armée. L’oncle paternel de Madbouli est le général de division Fouad Nassar2, directeur du renseignement militaire (1972 - 1975) et chef du renseignement général (1981 - 1983). De plus, la femme de Madbouli est la fille de Hasab Allah Al-Kafrawi, ami personnel de Moubarak et son ancien ministre du logement, et la petite-fille de Osman Ahmed Osman, également ministre du logement à l’époque d’Anouar El-Sadate (1970 – 1981).
Sans minimiser les compétences de l’actuel premier ministre dans le domaine de l’urbanisme, l’appartenance à une famille jouissant d’une grande influence militaire et politique a clairement contribué à faciliter son parcours professionnel. Car en Égypte, les relations familiales restent un solide réseau de protection, et le meilleur moyen d’accéder à la fonction publique et surtout aux postes gouvernementaux, qui restent fermés aux citoyens lambdas.
À l’ombre de Gamal, fils de Moubarak
Au cours de la dernière décennie du règne du président Hosni Moubarak, l’influence de son fils Gamal Moubarak, n’a cessé de croître. Ce dernier a ouvert la voie à une influence grandissante de certains hommes d’affaires et autres experts scientifiques de son entourage, parmi lesquels Mostafa Madbouli, qui a occupé le poste de président du comité des politiques du Parti national démocratique, qui était au pouvoir à l’époque.
L’idée de créer une nouvelle capitale égyptienne commence à apparaître en 2007, lorsque Madbouli est vice-président de l’Autorité générale de l’urbanisme. Lorsque cette dernière soumet un projet de plan au Conseil de la choura (la chambre haute du Parlement), une grande controverse éclate. L’urbaniste défend le projet bec et ongles, mais le président de la République intervient alors dans les 48 heures pour le faire annuler. Madbouli estime pourtant que le développement d’une nouvelle ville est une étape stratégique et nécessaire pour faire face à la surpopulation et à la détérioration des services au Caire. Sa proposition s’inscrit également dans une vision à long terme de développement des infrastructures.
Durant cette période où Mostafa Madbouli gravit les échelons des fonctions gouvernementales, jusqu’à devenir chef de l’Autorité générale de l’urbanisme, Gamal Moubarak a un besoin urgent de présenter un projet néolibéral qui servirait de futur programme électoral. L’Autorité générale de l’urbanisme, sous la direction de Madbouli, lui fournit en 2008 le projet Caire 2050, qui présente un plan global de développement urbain visant à transformer la capitale en une ville moderne, en phase avec la vision économique néolibérale voulue par Gamal Moubarak. Le projet est présenté lors d’une conférence annuelle organisée par le parti au pouvoir.
Réhabilitation sous Sissi
Avec la révolution de 2011, les proches de Hosni Moubarak se retrouvent soit en prison, soit écartés de la vie publique, même si cela ne dure parfois qu’une courte période. Pour ne pas être éclaboussé par ces changements, Madbouli choisit de s’éloigner des fonctions gouvernementales et de se diriger vers le bureau régional du Programme des Nations unies pour les établissements humains (ONU-Habitat), dont il prend la direction exécutive, bien loin des tensions qui commencent à monter entre les Frères musulmans et leurs opposants.
Si le futur premier ministre a toujours eu l’intelligence de ne pas se mettre en première ligne, mais d’évoluer à l’ombre des dirigeants, comme porteur de projets davantage que comme exécutant, la proximité de son père avec le maréchal Tantawi, qui était à ce moment-là le chef de l’État de facto, explique également l’éloignement de Madbouli du gouvernement durant cette période, jusqu’à ce que les choses se stabilisent et que l’armée reprenne entièrement le contrôle du pouvoir. En effet, et bien qu’il ait occupé le poste de chef de l’Autorité générale de l’urbanisme avant la révolution, poste qui fait généralement de son titulaire un candidat sérieux pour assumer le portefeuille du ministère du logement, Madbouli n’a fait partie d’aucun des gouvernements qui ont suivi la révolution, jusqu’en juin 2012 et l’élection de Mohamed Morsi, candidat des Frères musulmans, comme président de la République. Ce n’est qu’après la destitution de ce dernier que Madbouli a été réintégré pour occuper des postes importants au sein de l’exécutif.
Pendant cette période post-révolutionnaire, le plan du Caire 2050 n’était plus à l’ordre du jour, tant il avait été la cible de vives critiques de la part d’un grand nombre d’experts en urbanisme et même de responsables qui avaient été aux affaires sous Moubarak. Ces derniers étaient épaulés par des journalistes considérés à l’époque comme opposants, et qui aujourd’hui soutiennent les projets du gouvernement.
Après le coup d’État militaire, soutenu par la population, du 3 juillet 2013 et l’arrivée au pouvoir du ministre de la défense Abdel Fattah Al-Sissi, Mostafa Madbouli revient enfin au gouvernement en tant que ministre du logement, en 2014. Un an plus tard, le gouvernement révèle, par la voie du ministre, devant Sissi et son gouvernement, le plan de la nouvelle capitale égyptienne, lors d’une conférence à Charm El-Cheikh. Sissi s’étant présenté à l’élection présidentielle sans véritable programme, il s’est approprié d’anciens projets présentés du temps de Moubarak et qui étaient restés dans les tiroirs. Dans la foulée, le plan du Caire 2050 a été remis à l’ordre du jour, avec l’approbation de Sissi, qui n’a jamais caché sa fascination pour l’urbanisme et les gratte-ciels des pays du Golfe.
Pas de place pour les pauvres
Le plan du Caire 2050 révèle une volonté manifeste de vider la capitale des classes pauvres pour la transformer en un centre d’investissement et de commerce au service de l’élite économique. Cette « vision d’avenir » repose largement sur les expulsions forcées, comme c’est le cas sur l’île d’Al-Warraq et dans d’autres zones que le gouvernement a ciblées pour les transformer en zones d’investissement.
Bien qu’il promeuve l’amélioration de la qualité de vie et l’augmentation des espaces verts, le « Plan stratégique national de développement urbain Égypte 2052 », qui est une reprise du plan Caire 2050, inclut la suppression des bidonvilles et l’éloignement des habitants des zones non planifiées en les expulsant de force ou en leur accordant de bien piètres indemnisations, qui ne peuvent pas leur assurer un logement décent.
L’île d’Al-Warraq est l’un des projets que Madbouli cible dans le cadre d’un plan global pour les îles égyptiennes, dont il vise à éliminer le caractère agricole et son ancrage dans le Nil, pour les transformer en projets immobiliers et touristiques. Al-Warraq a été le théâtre de violents affrontements entre habitants et policiers, sur fond de tentatives d’expulsion forcée. Une approche qui entre en conflit avec le droit des résidents à rester sur les terres sur lesquelles ils vivent depuis des décennies, et renforce l’idée selon laquelle les projets gouvernementaux ciblent directement les pauvres.
Autre projet qui montre clairement cette tendance, la création d’un centre financier et d’affaires dans la nouvelle capitale administrative , ainsi que dans la Ville du 6 Octobre (gouvernorat de Gizeh), où des milliards de livres sont investis dans des bâtiments géants faits pour abriter des multinationales ou les institutions gouvernementales, tandis que les difficultés économiques minent de larges pans de la société. De même, au nom du projet « Augmentation des espaces verts », de vastes zones résidentielles sont évacuées et transformées en zones de loisirs.
Premier ministre indéboulonnable
Mostafa Madbouli détient un record de longévité dans un poste ministériel depuis l’arrivée de Sissi au pouvoir, avec un précédent : celui d’avoir cumulé pendant 6 mois la fonction de ministre du logement et de premier ministre, tout en étant, encore aujourd’hui, membre du conseil d’administration de la Banque internationale arabe.
Ces dernières années, les médias ont régulièrement appelé à la dissolution du gouvernement et critiqué ouvertement le premier ministre. Dans le même temps, des rumeurs insistantes affirmaient qu’il serait remplacé par le général Kamal Al-Wazir, actuel ministre des transports et ancien chef de l’Autorité du génie des forces armées. Madbouli a effectivement présenté sa démission en juin 2024, mais quelques jours plus tard, il a été chargé de former un nouveau gouvernement. Plusieurs facteurs expliquent son maintien.
D’abord, le projet actuel de Sissi est un projet urbain par excellence, qui repose sur le réaménagement des quartiers pauvres, sur la planification de nouveaux terrains et leur vente à des investisseurs, afin de réaliser des profits financiers, mais aussi pour transformer l’urbanisme du Caire en un urbanisme similaire à celui des pays du Golfe. Et c’est ce que Madbouli réalise dans ses plans.
Ensuite, il faut souligner que ce dernier n’a pas de grandes ambitions financières. Son parcours professionnel montre qu’il souhaite plutôt mettre à profit son esprit scientifique et sa grande expérience en économie pour faire passer ses projets et les faire réaliser par les dirigeants. Il l’avait déjà fait avec Gamal Moubarak, mais Moubarak père s’y est opposé. Il s’est abstenu de le faire avec les Frères musulmans parce qu’il était bien conscient de la confusion politique qui régnait à l’époque, et que les hommes de la confrérie n’allaient pas rester au pouvoir longtemps. Désormais, il lui est possible de présenter ces plans à un gouvernement militaire qui partage avec lui les mêmes objectifs.
Aussi, avec un régime militaire, la présence de responsables civils dociles et obéissants, comme Madbouli, représente un pilier essentiel pour la stabilité du régime, et pour passer de la planification à la mise en œuvre. D’autant que le premier ministre ne s’oppose pas à des changements de plan, comme le fait de remplacer les espaces verts — pourtant inclus dans le projet Caire 2050 — par des tours pour maximiser le rendement économique ambitionné par Sissi. Notons à ce propos qu’il n’était pas initialement prévu de déplacer les cimetières historiques du Caire, mais plutôt de les transformer en espaces verts. Or, les ossements ont été transférés en dehors de la ville , sans que le premier ministre n’y trouve à redire.
Enfin, les positions de Madbouli montrent clairement qu’il ne se soucie guère de son image, et qu’il accepte sans broncher que le président de la République se dérobe à ses responsabilités pour les rejeter sur lui. Cela s’est notamment produit lors du déplacement de Sissi dans le gouvernorat d’Al-Bouhayrah (nord) le 14 juin 2023, où il a déclaré, à propos de la multiplication de chantiers de construction de ponts dans le pays : « Les gens me demandent à quoi servent toutes ces routes. C’est un plan. Et si vous voulez demander des comptes à quelqu’un, vous avez Madbouli. C’est lui qui s’occupait de la planification urbaine. Il voulait réaliser tous ces projets à l’époque, mais il ne le pouvait pas. »
Pour sa part, le premier ministre ne voit pas non plus d’inconvénient à ce que des hommes d’affaires prennent la parole avant lui lors de conférences officielles, comme lors de la conférence de partenariat gouvernemental avec le Talaat Moustafa Group (TMG), spécialisé dans la promotion immobilière, en juillet 2024.
Pour finir, Mostafa Madbouli est un architecte silencieux qui joue un rôle central dans la refonte de l’urbanisme égyptien. Il rappelle par certains aspects les ministres du sultanat mamelouk d’Égypte : les dirigeants ne peuvent ni se passer de lui, ni le craindre, car il travaille de toutes ses forces au maintien du régime au pouvoir, à renflouer les caisses de l’État, et à faciliter la mainmise du pouvoir. Madbouli s’est adapté à tous les régimes au pouvoir depuis qu’il a occupé des postes officiels, et il a su quand avancer d’un pas et quand reculer, pour accompagner les changements politiques du pays. Sous le règne du président Sissi, Madbouli est devenu l’un des principaux piliers de la mise en œuvre de la vision ambitieuse du régime, en matière de développement des infrastructures et de grands projets urbains, et tant pis si elle se réalise au détriment de la justice sociale et des droits des pauvres. Les années à venir témoigneront de l’étendue de la capacité de Madbouli à poursuivre ce rôle complexe sous un régime qui requiert loyauté et flexibilité, ainsi que de sa capacité à continuer à se présenter comme une figure centrale et indispensable à la réalisation de la vision d’avenir de l’Égypte.
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Article traduit de l’arabe par Sarra Grira .
1NDLR. Ministre de la Défense sous le président Hosni Moubarak puis président du Conseil suprême des forces armées du 11 février 2011 au 30 juin 2012.
2Le nom complet du premier ministre est Mostafa Kamal Madbouli Nassar. Les Nassar étant une famille très connue dont la plupart des membres sont dans l’armée, il est fort possible que Madbouli ait cherché à masquer cette appartenance, pour faire croire à son pur mérite.