Deux conceptions diamétralement opposées de l’islam modéré émergent en ce début de XXIe siècle, sur fond d’affrontement entre grandes puissances musulmanes pour définir la substance de la foi. Ce débat autant théologique que politique a des répercussions sur la géopolitique, la survie des régimes autocratiques, et le futur ordre mondial.
Le prince héritier saoudien Mohamed Ben Salman (MBS) et Yahya Cholil Staquf, président nouvellement élu du conseil central du Nahdlatul Ulama indonésien, le plus important mouvement mondial issu de la société civile musulmane (40 millions de membres), ont exprimé des visions divergentes de l’islam modéré dans des entretiens séparés, mais publiés presque simultanément.
Ces interviews concomitantes mettent clairement à jour la rivalité entre les deux principales puissances à majorité musulmane sunnite du Proche-Orient et d’Asie, l’une comme l’autre s’attachant à dominer le discours sur la place de l’islam dans le monde, alors que celui-ci est promis à un nouveau cadre encore indéfini. Sans surprise, ces deux visions font écho à l’invasion russe de l’Ukraine et dessinent, pour l’une, une voie autocratique et identitaire, et pour l’autre un chemin plus démocratique et pluraliste.
Au cœur des différences entre Ben Salman et Staquf se trouvent deux questions : celle de savoir si l’islam a besoin d’une réforme ou d’un retour aux sources ; mais aussi celle de déterminer qui a le pouvoir d’interpréter la foi, et in fine, de définir ce qui constitue une bonne gouvernance islamique.
Obéissance absolue au dirigeant temporel
S’adressant à The Atlantic, MBS ne laisse aucun doute sur le fait que l’autorité en charge de fournir une interprétation juste des préceptes de l’islam est la sienne, et uniquement la sienne. Diplômé en droit de l’université King Saud, MBS se targue d’être un étudiant en jurisprudence islamique fondé sur un islam modéré, défini par l’obéissance absolue au dirigeant temporel.
« Dans la loi islamique, le chef de l’institution islamique est “wali al-amr”, le dirigeant », déclare ainsi MBS. Afin de lever toute ambiguïté, il ajoute que « l’Arabie saoudite est gouvernée par une monarchie pure ». En tant que prince héritier, il a le devoir de la préserver. Délaisser ce principe reviendrait à trahir toutes les monarchies et tous les Saoudiens qui lui ont fait allégeance. « Je ne peux pas organiser un coup d’État contre 14 millions de citoyens », dit-il, précisant que la plupart des Saoudiens soutiennent une monarchie qui ne laisse place à aucune autre autorité que celle du souverain.
MBS insiste également sur le fait qu’il décide de la mise en œuvre de la loi islamique et qu’il a l’autorité et le pouvoir d’interpréter les canons de la foi comme il l’entend. Conformément aux principes de l’islam, le prince héritier estime qu’il ne lui appartient pas de modifier les règles inscrites dans le Coran, considéré comme la parole de Dieu, mais qu’il est libre de réinterpréter la majorité des dispositions juridiques islamiques issues des paroles et des actes du prophète Mohammed.
Ben Salman « court-circuite la tradition »
En agissant de la sorte, « il court-circuite la tradition », analyse Bernard Haykel, spécialiste du Proche-Orient, dans The Atlantic. « Mais il le fait de manière islamique, déclarant que peu de choses sont incontestables dans l’islam. Ce qui lui permet de déterminer ce qui, de son point de vue, est dans l’intérêt de la communauté musulmane. Si cet intérêt passe par le fait d’ouvrir des salles de cinéma, autoriser les touristes ou les femmes à profiter des plages de la mer Rouge, alors qu’il en soit ainsi ».
De ce fait, MBS a sans aucun doute fait fi de la tradition. Il a introduit des changements sociaux plutôt que religieux dans des coutumes qui étaient d’origine tribale et non religieuse, même si la religion les a confortées.
Réviser des concepts « obsolètes »
Ces opinions du prince héritier se heurtent à ce que le Nahdlatul Ulama indonésien appelle, dans son entretien au magazine indonésien Kompas, la nécessité de « recontextualiser » l’islam pour faire concorder ses concepts juridiques et sa philosophie avec le XXIe siècle. La recontextualisation impliquerait de réviser des éléments « obsolètes » de la jurisprudence islamique jugés suprémacistes ou discriminatoires. Ceux-ci incluent les concepts de kafir (infidèle) et de dhimmi (les « gens du Livre », juifs et chrétiens) qui, bien que jouissant d’un statut protégé, sont des sujets de seconde classe en vertu de la loi islamique. Il en est de même pour l’esclavage, aboli dans le monde musulman par la loi laïque, mais pas encore retiré de la charia.
Le choc des points de vue est évident dans le rejet par MBS de la notion d’« islam modéré », le prince héritier saoudien insistant « sur le fait que le terme rendrait heureux les terroristes et les extrémistes ». Dans son esprit, cela suggèrerait que « nous, en Arabie saoudite et dans d’autres pays musulmans, transformons l’islam en quelque chose de nouveau, ce qui n’est pas vrai ». « Nous retournons à l’essentiel, à l’islam pur », tel que le pratiquaient le prophète Mohammed et ses quatre successeurs. « Ces enseignements du Prophète et des quatre califes étaient extraordinaires. Ils étaient parfaits ».
L’insistance de MBS à déclarer que l’islam du VIIe siècle était parfait explique pourquoi ses réformes sociales de grande envergure ont été limitées à la levée de restrictions majeures — mais pas toutes — concernant les femmes et les loisirs modernes. Pourtant, c’est le droit religieux, et non le droit saoudien, que les musulmans pieux examineront, au-delà de la juridiction saoudienne.
Musulmans et non-musulmans égaux devant la loi
Nahdlatul Ulama ambitionne, pour sa part, de combler un vide. Le groupe affirme avoir commencé à le faire lorsqu’en 2019, au cours d’un rassemblement de 20 000 érudits islamiques, il a déclaré que la catégorie juridique de kafir était obsolète et ne fonctionnait plus en vertu de la loi musulmane. Le terme a été remplacé par le mot muwathinun (citoyen) pour souligner que les musulmans et les non-musulmans sont égaux devant la loi. « Le mot “kafir” blesse certains non-musulmans et est perçu comme théologiquement violent », avait déclaré à l’époque le savant religieux Nahdlatul Ulama Abdul Moqsith Ghazali.
Depuis cette date, le mouvement n’a pas abordé d’autres concepts juridiques qu’il a identifiés comme « obsolètes ». Élu président de Nahdlatu Ulama en décembre 2021, Yahya Cholil Staquf estime que le fondateur du groupe, Haji Hasyim Asy’ari, avait conçu le mouvement comme un moyen pour « consolider l’univers ». À l’époque de sa naissance, en 1926, cela signifiait combler le vide créé par l’abolition du califat, le 3 mars 1924, par Mustafa Kemal Atatürk, le général devenu homme d’État qui a fondé la Turquie moderne sur les ruines de l’empire ottoman.
Pour de nombreux musulmans, le califat sous-tendait la civilisation islamique. « À partir des archives existantes, Nahdlatul Ulama a été créé pour forger un nouveau chemin vers la civilisation future, pour remplacer l’ancienne construction civilisationnelle qui a été perdue », explique Staquf dans Kompas. Enraciné dans l’histoire de l’islam indonésien et du Nahdlatul Ulama, il qualifie les préceptes religieux du groupe d’« islam humaniste ». Le groupe propose ce terme comme une alternative aux notions d’« islam modéré » soutenu par des États moins tolérants et pluralistes, comme l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, et d’« islam politique » représenté par la Turquie, l’Iran et les Frères musulmans.
Une volonté réformatrice de longue date
Staquf dispose d’un avantage que peu d’autres réformateurs religieux musulmans ont la chance d’avoir. L’Indonésie a ses propres autorités religieuses, qui estiment rivaliser avec celles du Proche-Orient. Par conséquent, les érudits de Nahdlatul Ulama ne ressentent pas le besoin de s’inspirer de l’apprentissage islamique dispensé dans des institutions comme Al-Azhar au Caire ou l’université islamique de Médine. Le président du Nahdlatul Ulama fait remonter sa volonté réformatrice à l’action d’Abdurrahman Wahid, un ancien dirigeant visionnaire et largement respecté de Nahdlatul Ulama et ancien président indonésien. Affectueusement connu sous le nom de Gus Dur, Wahid avait cherché à forger « une nouvelle voie vers le développement d’une nouvelle civilisation » selon Staquf. « Nous devons nous efforcer d’établir un consensus universel qui respecte l’égalité des droits et la dignité de chaque être humain », conclut-il.
Le prince héritier saoudien a sans aucun doute les moyens de développer une dramaturgie plus spectaculaire pour exposer sa définition de l’islam modéré par rapport à Staquf. Mais cette bataille pour l’âme de l’islam ne fait que commencer. En dernier ressort, Staquf s’inscrit peut-être dans une entreprise plus large avec un impact plus significatif sur l’avenir de l’islam par rapport à la réforme d’un seul État musulman.
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Traduit de « Saudi Arabia and Indonesia : Clashing visions of ’moderate Islam’ », The Turbulent World of Middle East Soccer, 4 mars 2022, par Jean Michel Morel .