Les écoliers et collégiens indiens n’entendront plus parler de Charles Darwin .
Le gouvernement nationaliste hindou du Premier ministre Narendra Modi vient d’éliminer des programmes scolaires la théorie de l’évolution du naturaliste britannique. Seuls les rares lycéens qui continueront leurs études après 16 ans, et qui choisiraient une spécialisation en biologie, découvriront pour la première fois la théorie qui offre l’explication la plus solide de notre présence sur Terre et fournit le cadre unificateur de toutes les sciences de la vie.
De prime abord, ce bannissement de Darwin par un gouvernement nationaliste hindou peut sembler étrange : contrairement aux trois grands monothéismes, dans l’hindouisme, il n’y a pas un récit créateur des humains face auquel la théorie de l’évolution constituerait un problème. On pourrait s’attendre ainsi à ce qu’un gouvernement nationaliste modifie les programmes scolaires en Histoire pour exclure des contenus gênants pour son récit (ce que le Premier ministre Modi a bien sûr déjà fait), mais l’exclusion de Darwin paraît surprenante.
Pourtant, la politique religieuse de Modi s’attaque depuis plusieurs années déjà à la science en général, et à la théorie de l’évolution en particulier.
En 2018, le ministre de l’Éducation Satya Pal Singh affirma que la théorie de Darwin était « scientifiquement incorrecte ». Petit problème : comme l’explique le biologiste Jerry Coyne dans Why Evolution is True , malgré les millions d’occasions de prouver que la théorie de l’évolution est incorrecte, nous n’avons pas encore trouvé une seule instance qui viendrait la falsifier : au contraire, toute observation ou expérimentation la touchant de près ou de loin ne fait que la confirmer.
La théorie de l’évolution dans le viseur du progressisme occidental
Pourquoi cet acharnement contre Darwin ?
Pour mieux comprendre le bannissement de Darwin en Inde, nous pouvons tout simplement nous tourner chez nous, en Occident. Car le plus ironique dans cette histoire indienne est que la même presse progressiste européenne et anglo-saxonne qui s’est (à juste titre) scandalisée par la décision de Modi d’écarter Darwin des programmes scolaires, se livre elle-même à un exercice presque quotidien de déni de la théorie de l’évolution.
En France, par exemple, c’est Le Monde qui aborde la décision de Modi, soit le même journal qui traite des questions de genre dans une approche contraire à ce que la théorie de l’évolution nous apprend sur les différences comportementales entre les hommes et les femmes, et qui consacre même une chronique hebdomadaire aux questions sexuelles basée sur le déni de la manière dont l’évolution a façonné la sexualité masculine et féminine.
De même, au Royaume-Uni en 2018, le quotidien The Guardian se montrait horrifié des propos du ministre de l’Éducation indien quant à la réalité scientifique de la théorie de l’évolution, mais seulement quelques mois auparavant, dans ses propres colonnes, ce journal traitait de « sexiste » James Damore , l’ingénieur de Google licencié en 2017 pour avoir mentionné la part de la biologie et de l’évolution dans des choix professionnels différents des hommes et des femmes.
La presse n’est que le reflet d’un phénomène plus vaste en Occident relatif au déni de la théorie de l’évolution, lequel affecte surtout le milieu qui devrait être pourtant son plus grand défenseur : l’université.
Au printemps 2022, l’Europe offrait son propre spectacle de bannissement de Darwin : l’université Humboldt de Berlin annule la conférence qu’une biologiste allait donner sur le sexe dans une perspective évolutive ; l’université des Îles Baléares annule la présentation d’un livre sur le même sujet écrit par deux chercheurs en psychologie ; et Sciences Po Paris annule le cours sur les approches évolutives du genre que Peggy Sastre et moi-même allions enseigner.
Ces cas n’ont rien d’isolés, car ils se produisent de plus en plus aux États-Unis, au Canada ou en Amérique latine.
Ils ne sont pas nouveaux non plus : depuis les années 1970, les chercheurs ayant voulu incorporer la perspective évolutive dans l’étude du social ont été harcelés et agressés, comme l’entomologiste Edward O. Wilson, ont subi des cabales ignobles, comme l’anthropologue Napoléon Chagnon, ont reçu des menaces de mort et ont dû être mis sous protection policière, comme le biologiste Randy Thornhill et l’anthropologue Craig Palmer.
Cette situation semble être en train d’empirer : une étude conduite auprès de plus de 500 chercheurs en biologie, psychologie, et anthropologie appartenant à tous les continents conclut qu’en 2020, la résistance aux approches évolutives du comportement humain est supérieure à celle que les mêmes auteurs de l’étude ont pu constater dix ans auparavant –et cela malgré les immenses avancées scientifiques dans ces domaines pendant la même période.
Une convergence des luttes d’un nouveau genre
Pourquoi les conservateurs religieux en Inde et les élites progressistes en Occident convergent-ils dans leur déni de la théorie de l’évolution ?
La raison est probablement que, comme l’énonce le philosophe Daniel Dennett dans Darwin’s Dangerous Idea , la théorie de Darwin est un « acide universel » qui « ronge à peu près tous les concepts traditionnels, et laisse dans son sillage une vision du monde révolutionnée, avec la plupart des repères anciens toujours reconnaissables, mais transformés d’une manière fondamentale ».
Cette transformation est dangereuse pour tous les dogmes, parce qu’elle les anéantit.
En montrant l’unité de l’espèce humaine, la théorie de Darwin démolit les politiques ethniques de certains nationalistes, tels ceux du gouvernement indien. De même, accepter que nos comportements, nos préférences et nos pensées reflètent les mécanismes de sélection naturelle ayant agi sur nos ancêtres, abat la croyance que les êtres humains sont des pages blanches forgées purement par la socialisation, comme le prétendent de nombreux progressistes, notamment ceux qui détiennent des chaires universitaires –comme le dénoncent les biologistes Jerry Coyne et Luana Maroja .
Si dans le passé la résistance à Darwin provenait principalement des créationnistes religieux, aujourd’hui, elle est incarnée surtout par ceux qui considèrent les humains comme une exception. Comprendre les êtres humains à la lumière des principes de la théorie de l’évolution nous montre l’unité de notre espèce, aussi bien avec les autres humains qu’avec la nature dans son ensemble, et nous fait comprendre qu’il existe des forces qui nous habitent et qui dirigent, malgré nous, des questions essentielles de notre être telles que les émotions, la moralité ou encore les caractéristiques des personnes qui nous attirent sexuellement.
Les ennemis des Lumières, de droite ou de gauche, en Orient ou en Occident, combattent avec acharnement Darwin car aucune de leurs fables ne peut résister à la théorie de l’évolution : l’étudier équivaut à se libérer de la tutelle que les autorités, religieuses, morales ou politiques, veulent exercer sur les individus et sur la société.