Par Michel Gay et Jean-Jacques Nieuviaert.
La crise énergétique européenne de ce début 2022 est d’une gravité qui n’avait plus été connue depuis les chocs pétroliers des années 1970.
Mais contrairement à ce que la Commission Européenne tente de nous faire croire, les causes de cette crise ne sont pas principalement externes à l’Europe, et le conflit russo-ukrainien est loin d’en être la cause déterminante.
Depuis plus de 10 ans la Commission européenne n’a aucune stratégie ni aucune vision pour assurer à la population européenne, et donc aussi à son industrie, l’accès à une énergie fiable, compétitive, indépendante, en sécurisant le fonctionnement des systèmes énergétiques.
Cette crise résulte d’une politique énergétique européenne incohérente sur plus d’une décennie, suivie depuis mars 2022 par des sanctions vis-à-vis de la Russie aux effets autodestructeurs pour l’UE.
L’idée saugrenue de s’affranchir brutalement des hydrocarbures exacerbe encore plus cette incohérence en précipitant l’Europe vers l’imposture des énergies renouvelables intermittentes (EnRI) du vent et du soleil qui créent d’autres dépendances aux métaux et à la technologie.
Étonnamment, les instances européennes s’ingénient à supprimer le seul levier d’indépendance qui existe encore en Europe, et notamment en France : l’énergie nucléaire.
Enfin, pour couronner le tout, l’Europe a adopté l’hydrogène vert comme nouveau vecteur emblématique de sa transition énergétique. Elle injecte des sommes considérables dans cette technologie illusoire , sans avoir pris en compte les difficultés et les limites de sa mise en œuvre.
Idéologie et dogme climatique
La politique énergétique de l’Europe continue à être dominée par une double idéologie, celle du marché « coûte que coûte » et celle du dogme climatique, en se laissant mener par l’Allemagne guidée par ses intérêts industriels.
L’absence de véritable stratégie énergétique européenne va donc conduire les pays européens (populations et entreprises) à supporter une lourde charge énergétique alors qu’elle était évitable avec une vision de long terme dans l’intérêt général.
La crise en Europe est liée à l’absurde transition énergétique européenne.
Ainsi, selon une étude de Standard & Poor’s Global Ratings publiée le 14 novembre 2019 :
« La transition énergétique en Europe, et particulièrement en Allemagne , devrait contribuer à faire monter les prix sur les marchés de gros. Cette situation sera due à la fermeture anticipée et simultanée des centrales à lignite et nucléaires, qui ne sera pas compensée par la hausse de la production renouvelable. Un recul de l’offre sera confronté à une stabilité de la demande, malgré les actions d’efficacité énergétique, et la présence accrue des renouvelables va générer une forte volatilité des prix spots. »
Selon un rapport de McKinsey en décembre 2020 sur le système électrique européen, d’ici 2035, la production d’origine nucléaire de l’Union va baisser de 23 %, celle du charbon de 78 % et celle à base de lignite de 64 %. Pour tenter de compenser ce déclin de productions pilotables, la part des énergies intermittentes passera de 35 % à 60 %, créant ainsi une source de volatilité accrue sur les prix.
Certains pays qui comptent sur les importations (pour l’Allemagne + 50 %) risquent donc d’être déçus. Les absences de moyens pilotables combinés à des situations météorologiques défavorables en Europe de l’Ouest feront disparaitre les capacités excédentaires chez les États habituellement exportateurs.
Le lien entre transition énergétique menée en Europe et l’inflation a été confirmé le 8 janvier 2022 par un membre du conseil des gouverneurs de la Banque centrale européenne (BCE) qui a déclaré que « la hausse des prix de l’énergie pourrait conduire la BCE à modifier sa politique monétaire en cas d’aggravation de cette hausse ».
Une forte pression sociale et politique
Une pression sociale puis politique alimentée par les rapports alarmistes du GIEC sur le réchauffement climatique a été exercée à partir de 2019 sur les secteurs pétroliers et gaziers.
Dans une analyse du 18 mai 2020, Reuters estime que les cinq principaux pétroliers européens (BP, Shell, Total, Eni et Equinor) privilégient maintenant les investissements bas-carbone.
En conséquence, selon une étude de Rystad Energy, publiée le 25 janvier 2021, les investissements dans l’exploration et la production d’hydrocarbures ont chuté de 30 % en 2020 à 380 milliards d’euros, leur plus bas niveau depuis 2005, et ils sont restés à ce même niveau en 2021.
Or, ces investissements avaient atteint 880 milliards d’euros en 2014.
Cette chute est d’autant plus spectaculaire qu’elle semble durable. De ce fait Rystad estime que le niveau de production de 2019, soit 100 millions de barils par jour (Mb/j) ne pourra pas être retrouvé avant 2023 au minimum.
Mieux encore, le 18 mai 2021, l’Agence internationale de l’énergie (AIE) a publié un rapport (« Net Zero by 2050 – A Roadmap for the global energy sector ») présentant les 400 étapes nécessaires pour atteindre la neutralité carbone en 2050 : la première sur la liste consiste « à mettre fin aux investissements dans les fossiles dès 2021, en dehors des projets déjà approuvés
».
Suite à cette diabolisation des hydrocarbures qui pousse les grandes compagnies pétrolières à réduire, voire à cesser leurs investissements dans le pétrole et le gaz, il en résulte une tension progressive sur les prix à partir du printemps 2021.
Réduire l’offre avant de réduire la demande : une erreur majeure
En avril 2022, le cabinet de conseil Wood Mackenzie a résumé le problème dans une analyse intitulée « Cinq leçons de la crise énergétique ». La première et la plus importante de ces cinq leçons est : « Le monde est toujours dépendant des combustibles fossiles, et la transition énergétique doit être axée en premier lieu sur la réduction de la demande de ces combustibles plutôt que de l’offre. Réduire l’offre alors que la demande reste forte est une recette pour construire la crise ».
Cette constatation fondamentale signifie que les décideurs publics, et plus particulièrement l’Union européenne et la Commission européenne, ont mis la charrue avant les bœufs.
L’embargo aggrave encore la crise énergétique
Le 24 février, la Présidente de la Commission Européenne (Ursula Von Der Layen) a déclaré :
« La Russie n’est plus un partenaire fiable. Nous devons couper le cordon de la dépendance énergétique avec elle, et développer une stratégie, qui nous rend complètement indépendant du gaz russe » car « nous avons les terminaux et les gazoducs qui permettent de stocker et d’acheminer le gaz naturel liquéfié (GNL) partout en Europe, et ils ont l’avantage de pouvoir servir également pour l’hydrogène vert ».
Il faudrait donc que l’UE mise désormais sur le GNL, essentiellement du gaz de schiste américain que l’Europe refuse d’exploiter…
Malheureusement, le GNL est plus cher que le gaz terrestre (entre + 20 % et + 30 %), et son marché est dominé par la demande croissante de l’Asie, en particulier de la Chine.
De plus, il n’existe actuellement pas assez de terminaux pour regazéifier l’équivalent des 40 % de gaz russe importé. Il faudrait au moins 2 à 3 ans pour les construire. Et il n’y a pas suffisamment de méthaniers dans le monde.
Sur le plan technique enfin, la « vision européenne » sur l’hydrogène est fausse car cela implique une lourde adaptation des installations. Par exemple, si le GNL (gaz méthane) est liquéfié à – 160° C, il faut atteindre – 250°C pour l’hydrogène, température que les terminaux dédiés au GNL ne peuvent pas supporter.
En conséquence le PDG de Total Énergies a pu dire, « si le gaz russe ne vient plus en Europe, on a un vrai sujet de prix du gaz en Europe ».
Plus globalement, une demande accrue sur le gaz et le pétrole « non russe » poussera les prix à la hausse.
Ainsi, le 13 avril, les cinq principaux instituts allemands de prévision économique (DIW, IFO, IfW, IWH et RWI) ont affirmé que si l’Allemagne interrompt maintenant ses approvisionnements énergétiques en provenance de Russie, elle basculera dans la récession qui s’annonçait déjà suite aux conséquences de la pandémie et de la désorganisation des chaînes d’approvisionnement mondiales.
La Russie a beaucoup de ressources…
Si la Chine est l’atelier du monde, la Russie en est à la fois la mine et le grenier. C’est un des plus grands exportateurs mondiaux, de pétrole, de gaz, d’engrais azotés, de blé, de titane, de nickel et de cobalt.
La Russie est le premier pays au monde en termes de réserves de gaz naturel, le second au niveau des réserves de charbon et le sixième pour les réserves de pétrole. C’est un géant énergétique.
Pour l’UE, le pétrole brut russe constitue le tiers de ses importations de pétrole. Elle importe aussi 15 % de ses produits raffinés dont une grande partie de diesel.
En 2021, l’UE a importé de Russie 45 % de ses importations de gaz naturel et presque 40 % de sa consommation, soit 140 milliards de m3 (Gm3) par gazoduc, ainsi que 15 Gm3 sous forme de gaz naturel liquéfié (GNL). (Source : AIE)
Se passer des fournitures énergétiques russes aura de graves conséquences financières et sociales.
En initiant cette logique d’embargo, les États-Unis ont entrainé l’UE dans un jeu de dupes.
En effet les Américains n’importent pas de gaz de Russie et seulement 8 % de leurs importations de pétrole (soit 4 % de leur consommation). Ce qui est vital pour l’UE (gaz et matières premières) n’est qu’accessoire pour eux.
Un début de prise de conscience du risque a émergé en Europe. Quelques pays ont commencé par refuser l’idée d’embargo, en se contentant de ne cibler que le charbon à partir d’août 2022.
Cependant, un sixième paquet de sanctions contre la Russie a été présenté le 4 mai par la Commission européenne. Il prévoit l’arrêt des importations de pétrole brut d’ici six mois, et des produits raffinés d’ici la fin de 2022. Ce projet concerne aussi bien les livraisons par oléoducs que par bateaux (tankers).
Le 1er mai la banque Barclays a déclaré qu’un embargo de l’UE sur les produits énergétiques russes mettrait l’Europe en danger de récession profonde qui entraînerait une baisse du PIB de – 5 % si un embargo s’accompagnait d’un rationnement du gaz.
Et, pendant ce temps, des parlementaires européens irresponsables continuent à demander un embargo total sur le gaz, en plus de celui sur le pétrole.
En réalité, la place de la Russie sur le marché mondial de l’énergie est trop importante pour imaginer une substitution totale par d’autres sources. Le recours au GNL, toujours plus cher que le gaz terrestre, rend la bascule périlleuse.
De plus, l’UE va se retrouver rapidement face à une demande asiatique croissante qui va faire exploser les prix.
Mais le pire, en particulier pour les produits pétroliers, serait d’aboutir à une situation de pénurie, et donc de rationnement comme à l’époque des « chocs pétroliers ». Mais cette fois-ci, le choc aura été créé par des dogmes géopolitiques déconnectés de la réalité, et non par les producteurs.
D’ailleurs, si le 8 mai, les membres du G7 se sont engagés à interdire ou supprimer progressivement les importations de pétrole russe, le gouvernement américain a eu soin de préciser que « nous veillerons à le faire en temps utile et de manière ordonnée, de façon à laisser au monde le temps de s’approvisionner autrement ».
Le reste du monde profite de la situation
Pendant que l’UE se radicalise, le reste du monde est loin de s’aligner sur sa politique anti-Russie.
Le 22 février, le « Gas Exporting Countries Forum » (GECF) s’est réuni à Doha. Il regroupe 11 membres et 7 pays associés, représentant 70 % des réserves prouvées de gaz et 51 % des exportations mondiales de GNL. La Russie, le Qatar et l’Iran en sont les membres clés, tandis que les États-Unis et l’Australie n’en font pas partie.
Les membres du forum ont confirmé qu’ils ne pourraient pas aider rapidement l’Europe, au cas où elle se trouverait en rupture d’approvisionnement, car leurs capacités disponibles sont actuellement limitées, les seules vraiment disponibles appartenant à Gazprom !
L’essentiel de la production du GECF est couvert par des contrats à long terme avec l’Asie (logique contractuelle que la Commission a fait abandonner à l’UE pour se référer aux marchés « spots ».
Le 5 mai, malgré les appels pressants des pays consommateurs, l’OPEC a refusé d’augmenter sa production de pétrole au-delà de 432 000 b/j par solidarité avec la Russie. Ce petit surplus s’avère insuffisant pour compenser les conséquences d’un embargo décrété par les pays occidentaux, et en particulier par l’UE (l’OPEC, avec la Russie, représente 55 % du marché mondial.)
Cependant, profitant des rabais offerts par la Russie sur son charbon, l’Inde en est devenue un acheteur important, ses achats en mars ayant atteint 1,04 Mt, contre 1,76 Mt pour la totalité de l’année 2021, et les livraisons de gaz à la Chine, via le gazoduc « Power of Siberia », ont augmenté de + 60 % !
Sur les deux premiers mois de 2022, les exportations chinoises vers la Russie ont augmenté de 41,5%. Le ministre chinois des affaires étrangères précisant même le 7 mars que l’amitié entre les deux pays était « solide comme le roc », et que les « perspectives de coopération future entre les pays sont immenses ».
Pour le moment la Russie fournit 16 % de son pétrole à la Chine et 5 % de son gaz. Mais sur ce dernier plan, un accord sur la fourniture de 10 Gm3 supplémentaires a été signé en février dernier et plusieurs gazoducs sont en projet.
De plus fin février, la Chine a annoncé la levée des restrictions existantes sur ses importations de blé russe.
Enfin, selon une communication de Bloomberg du 8 mars, le gouvernement chinois a demandé aux entreprises d’État d’augmenter leurs participations dans les entreprises russes correspondantes, en particulier dans Gazprom et Rusal ! Elles prennent ainsi la place, à peu de frais, des entreprises occidentales forcées par leurs gouvernements de quitter la Russie, et qui, de leur côté, enregistrent de ce fait des pertes importantes.
L’UE pourrait éditer un fascicule intitulé : « Comment se saborder en 3 leçons ».