En s’associant avec un partenaire israélien, le géant français de la distribution lance une nouvelle marque de magasins en Israël et dans plusieurs colonies des territoires palestiniens occupés. Un choix cynique contraire au droit international, dont s’est félicité le premier ministre israélien sortant.
Elles sont désormais plus de deux cents colonies israéliennes en Cisjordanie, et comptent de quelques poignées de familles à plusieurs dizaines de milliers d’habitants. Les deux colonies les plus importantes, Maale Adumin tout près de Jérusalem, et Ariel non loin de Naplouse sont devenues de véritables villes, avec respectivement plus de 40 000 et plus de 20 000 habitants. Ariel abrite d’ailleurs une université intégrée au système universitaire israélien. Les colonies maillent et remodèlent la Cisjordanie, installées sur le plus souvent sur des hauteurs ou des positions dominantes.
Elles forment des mondes clos, ceints de clôtures de barbelés, de tours de garde, de pylônes lumineux et de chemins de ronde, et sont desservies par des routes le plus souvent interdites aux véhicules palestiniens. Quand les colons sortent de leurs univers fermés et de leurs routes sécurisées, c’est pour s’en prendre aux Palestiniens. La recrudescence de la violence des colons à leur égard connaît depuis le début 2022 une croissance exponentielle et tragique.
Des supérettes au cœur de la vie sociale
Trois espaces sont déterminants pour la vie sociale de ces colonies qui comptent peu d’activités industrielles et économiques, à l’exception des colonies agricoles de la vallée du Jourdain et du nord de la Cisjordanie. La plupart des colons travaillent à Jérusalem, voire dans l’aire urbaine de Tel-Aviv, et doivent souvent passer trois à quatre heures par jour dans les transports. Dans ces espaces urbains paranoïaques et sinistres, les trois lieux centraux sont la synagogue, le terrain de sport et enfin la supérette, la plupart du temps le seul commerce de la colonie, à l’exception de quelques services à domicile, des coiffeurs par exemple.
Dans ces magasins pour la plupart assez modestes, d’une centaine de mètres carrés, on trouve de tout comme on dit, et ces commerces de proximité sont essentiels à la bonne marche de territoires illégaux au regard du droit international. Les prix pratiqués y sont très élevés, plus encore que dans les autres magasins alimentaires d’Israël où la vie est par ailleurs très chère. Dans plusieurs colonies où la population d’origine russe est très importante, j’y ai vu des rayons d’alcools particulièrement bien garnis, à faire pâlir d’envie un épicier de nuit parisien, avec bien entendu des vodkas à tous les goûts et pour tous les prix.
Une population captive et en expansion, l’absence de véritable concurrence : le choix du groupe français Carrefour, l’un des géants mondiaux du commerce avec plus de 12 000 magasins dans 39 pays, a été de s’implanter dans les colonies des territoires palestiniens occupés. Pointé dans un rapport publié le 17 novembre 2022 par l’Association France-Palestine Solidarité (AFPS) avec la CGT, Solidaires, la Ligue des droits de l’homme (LDH), la Plateforme des ONG pour la Palestine et Al-Haq, cette décision est donc tout sauf le fruit du hasard.
Un accord signé pour vingt ans
Il s’agit d’un accord de franchise signé début mars 2022 entre Carrefour et Yenot Bihan, filiale du groupe israélien Elco. Conclu pour vingt ans, il permettra aux magasins Yenot Bihan, 150 pour le moment, de vendre un certain nombre de produits de la marque Carrefour. Ces magasins vont d’abord être rebaptisés « Super », mais il n’est pas exclu, à terme, que la marque Carrefour s’implante sous son nom en Israël et dans les territoires palestiniens. Le partenaire israélien de Carrefour, le groupe Elco, et l’une de ses filiales, Electra Consumer Products, sont par ailleurs impliqués de diverses façons dans l’économie des colonies (construction de logements et travaux publics, climatisation de bâtiments, générateurs électriques…). Carrefour peut donc difficilement plaider l’ignorance dans le choix de ses alliances commerciales. D’autant que les Nations unies a publié en 2013 une liste de dix « activités susceptibles de rendre des entreprises israéliennes ou multinationales complices des violations des droits de l’homme en lien avec la colonisation du territoire palestinien », précise le rapport, dont fait partie « l’offre de service et de prestations contribuant à l’entretien et à l’existence des colonies de peuplement ». On ne saurait être plus clair.
Pour l’heure, Yenot Bihan dispose de trois supérettes dans les colonies, une à Alfei Menashe, qui compte 8 000 habitants non loin de Tulkarem, et deux dans les « méga colonies » que forment Maale Adumin et Ariel. Dans ces deux colonies, ces magasins complètent l’offre commerciale de grands centres commerciaux, où quelques marques internationales comme Castro disposent de magasins.
Le premier ministre israélien sortant, Yaïr Lapid, s’est évidemment félicité en juillet de cet accord qui selon lui va permettre à d’autres entreprises de la distribution de « suivre le mouvement ». D’ailleurs, le groupe néerlandais Spar envisage lui aussi d’ouvrir des succursales en Israël et sans doute dans les territoires occupés. Le choix de Carrefour de s’implanter en Cisjordanie occupée contribue donc à la banalisation de la colonisation, car faire disparaître les exactions qu’elle entraîne est l’objectif principal de la propagande israélienne.
La relance de la campagne #stopcolonies
Les gouvernements israéliens, et plus encore sans doute celui que prépare actuellement Benyamin Nétanyahou, veulent en effet que les partenaires internationaux d’Israël, la France et l’Union européenne (UE) en particulier, ne fassent plus de la colonisation un casus belli. L’AFPS et ses partenaires cosignataires considèrent pour leur part qu’il s’agit d’une complicité directe de Carrefour avec la colonisation. « Si Carrefour veut rester conforme à des principes éthiques qu’il met par ailleurs en avant, il doit se retirer de cet accord, estime Bertrand Heilbronn, le président de l’AFPS. Quand nous disons que la colonisation est un crime de guerre, ce n’est pas de la rhétorique ».
Après la publication du rapport le 17 novembre, le président de l’AFPS a finalement rencontré, en compagnie de représentants de la Plateforme des ONG pour la Palestine et de la LDH, une délégation du secteur « responsabilité sociale des entreprises » de Carrefour. Il s’agissait de pointer les contradictions de l’entreprise qui assure dans ses « principes éthiques » que « la promotion des droits de l’homme est fondamentale pour mener ses activités de manière responsable et dans la durée ». Le sinistre investissement dans les supérettes des colonies montre bien, si un doute était permis, qu’il s’agit de paroles en l’air… typiques du cynisme des grandes entreprises mondialisées.
« Ils n’ont pas fermé leur porte, précise un des participants à la rencontre, mais ils ne renoncent pas non plus ». L’entreprise ne revenant pas sur son choix d’investir dans les colonies, une campagne d’interpellation publique va être lancée par les signataires du rapport, notamment auprès des (nombreux) clients français des divers magasins Carrefour. Il s’agit aussi de poursuivre la campagne #stopcolonies lancée il y a quelques mois justement pour mettre fin au commerce avec les colonies. Outre les signataires du rapport sur Carrefour, cette campagne est soutenue par plusieurs partis de gauche, les écologistes d’Europe écologie les Verts (EELV) et le PCF notamment, ainsi que par la Confédération paysanne et la Confédération française démocratique du travail (CFDT). Leur engagement doit dépasser le stade du symbolique, les Français ayant montré en diverses circonstances que contrairement aux dirigeants du groupe Carrefour, ils n’oubliaient pas la Palestine. « On est dedans à bloc », dit un responsable de la Plateforme des ONG pour la Palestine. Face à la duperie de Carrefour, et de quelques autres grandes sociétés françaises , on ne peut que s’en réjouir. Pourvu que ça dure…