Quatre ans après l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi à Istanbul, beaucoup de ceux qui avaient juré de boycotter le royaume ont tourné la page. Joe Biden n’a pas réussi à faire de l’Arabie saoudite un pays paria. De Hollywood aux universités, des médias locaux aux vedettes sportives, les intérêts saoudiens sont revenus en force, pour le plus grand profit des sociétés de relations publiques.
« On travaille avec de terribles fils de putes... On sait bien qu’ils ont tué Khashoggi et qu’ils ont un bilan horrible en matière de droits humains », a déclaré le golfeur professionnel Phil Mickelson à propos de la dictature saoudienne, qui finance la LIV, un circuit de golf récemment créé, rival du PGA Tour. Lors d’une interview en novembre 2021, Mickelson a reconnu que cette nouvelle ligue n’était rien d’autre qu’un instrument de sportwashing (blanchiment sportif) pour un gouvernement répressif.
« Sachant tout cela, pourquoi même penser à travailler avec eux ? » a fait mine de s’interroger Mickelson. Pour répondre aussitôt que l’occasion était trop belle pour la laisser passer. Dix mois plus tard, Mickelson est en quelque sorte devenu le visage de LIV Golf. Il a participé à tous les tournois LIV cet été, y compris sur l’un des terrains de golf de l’ancien président Donald Trump. Il s’est fait huer en public, et il a exprimé son « empathie » pour les familles de victimes du 11 Septembre, qui lui ont écrit, ainsi qu’à d’autres golfeurs de LIV Golf : « En vous associant aux Saoudiens, vous devenez complice de leur blanchiment, et vous contribuez à leur fournir la couverture qu’ils recherchent si désespérément ». La dictature saoudienne a fait de Mickelson le sportif le mieux payé du monde, avec des gains estimés à 138 millions de dollars au cours des douze derniers mois. Pendant cette période, il n’a pas gagné un seul tournoi.
Joe Biden reprend les ventes d’armes
Mickelson est loin d’être le seul à travailler avec l’Arabie saoudite tout en sachant que son régime commet des myriades de transgressions. À commencer par le président Joe Biden lui-même. Lors de sa campagne électorale de 2019, il avait qualifié le gouvernement saoudien de « paria » Cet été 2022, Biden a fait un « check » du poing avec le prince héritier saoudien Mohamed ben Salman, et accepté de vendre des milliards de dollars d’armes au royaume.
Il y eut un moment où l’ancrage saoudien aux États-Unis, soutenu pendant des années par une opération de lobbying et d’influence extraordinairement bien financée, semblait en difficulté. À partir d’octobre 2018, le meurtre brutal du journaliste du Washington Post Jamal Khashoggi, sur ordre de MBS avait fait vaciller à peu près tous les éléments de l’influence saoudienne.
Certains pays avaient suspendu les ventes d’armes à l’Arabie saoudite, et d’autres avaient émis des interdictions de voyager à l’encontre des personnes soupçonnées du meurtre. Plusieurs sociétés de lobbying et de relations publiques avaient cessé de travailler pour les Saoudiens. Certains groupes de réflexion s’étaient engagés à ne plus accepter d’argent saoudien. D’éminentes universités américaines qui avaient reçu des dizaines de millions de dollars de la monarchie saoudienne avaient remis ces liens en question. Même le monde du sport et du spectacle s’était élevé contre la brutalité du régime saoudien.
Mais dans le sport professionnel comme dans la politique, au cours des quatre années qui ont suivi le meurtre de Khashoggi, les protestations se sont tues et les liens ont été renoués. Nombre de personnes et d’organisations qui avaient traité les dirigeants de l’Arabie saoudite en parias les accueillent désormais à bras ouverts.
Des actions de lobbying dès septembre 2001
Lorsque plusieurs sociétés de lobbying et de relations publiques ont mis fin à leurs contrats avec l’Arabie saoudite après l’assassinat de Khashoggi, le royaume a redoublé d’attentions envers les sociétés qui restaient à son service. Au cours des six semaines qui ont suivi le meurtre, Qorvis Communications, l’agence de relations publiques qui travaille depuis longtemps pour le royaume en Amérique a reçu près de 18 millions de dollars du gouvernement saoudien, selon une déclaration faite par l’entreprise dans le cadre du Foreign Agents Registration Act, (FARA), la Loi sur l’enregistrement des agents étrangers.
Qorvis avait aidé l’Arabie saoudite à redorer son blason après la révélation que 15 des 19 pirates de l’air du 11 septembre 2001 étaient originaires du pays. Au cours de la première année après les attentats, Qorvis avait reçu 14 millions de dollars pour sensibiliser le public à « l’engagement du Royaume dans la guerre contre le terrorisme et en faveur de la paix au Moyen-Orient », selon la déclaration FARA de l’agence.
Depuis lors, une analyse des documents FARA effectuée par le Quincy Institute for Responsible Statecraft a révélé que Qorvis avait reçu plus de 100 millions de dollars du gouvernement saoudien, avec d’énormes augmentations durant ou après des moments critiques dans les relations américano-saoudiennes. Notamment en 2003, lorsque Qorvis a reçu plus de 11 millions de dollars des Saoudiens alors que les États-Unis partaient en guerre en Irak, et en 2015, l’année suivant le début de la guerre saoudienne au Yémen soutenue par les États-Unis, Qorvis recevant alors plus de 10 millions de dollars de l’ambassade saoudienne.
Trump à la rescousse oppose des vétos
Après le meurtre de Khashoggi, Qorvis et d’autres entreprises restées sur la liste des fournisseurs de l’Arabie saoudite ont bien travaillé pour le royaume, aidant les Saoudiens, en particulier MBS, à éviter presque toutes les sanctions pour le meurtre de Khashoggi. Le Congrès a adopté des projets de loi qui auraient mis fin au soutien américain à la guerre désastreuse au Yémen et de multiples projets de loi qui auraient bloqué les ventes d’armes à l’Arabie saoudite. Mais Trump, courtisé depuis longtemps par le régime saoudien, a opposé son veto à chaque texte de loi qui aurait tenu les dirigeants saoudiens pour responsables du meurtre de Khashoggi. Et l’action du lobby saoudien au Congrès a contribué à ce qu’aucun de ces vetos ne soit annulé.
Le lobby saoudien a également porté le combat au-delà du périphérique de Washington, en lançant une fausse campagne populaire qui a fini par toucher plus de la moitié des États américains. L’affaire a été menée par une société de relations publiques basée à Des Moines, dans l’Iowa, appelée Larson Shannahan Slifka Group, qui a pris contact avec des milliers de petits médias, de politiciens locaux, d’organisations à but non lucratif, de petites entreprises, d’organisations religieuses et même de lycéens au nom de l’ambassade saoudienne. Cette campagne a permis à l’ambassadeur saoudien et à d’autres responsables de faire passer aux États-Unis le message que le royaume entretenait des liens étroits avec les entreprises américaines, et qu’il était en train d’améliorer son bilan en matière de droits de l’homme.
Des lobbyistes reprennent langue
Et certaines des sociétés de lobbying et de relations publiques qui avaient laissé tomber l’Arabie saoudite prennent à nouveau son argent. Richard Hohlt, conseiller de Trump et lobbyiste de longue date, avait mis fin à son contrat avec le gouvernement saoudien un mois après la mort de Khashoggi. Six mois plus tard, Hohlt a confirmé dans une déclaration au FARA qu’il travaillait à nouveau pour le gouvernement saoudien. D’après sa déclaration la plus récente, datant de juin, Hohlt continue de conseiller l’ambassade saoudienne. Au cours de la période de six mois couverte par la déclaration, il a reçu 498 000 dollars pour son travail.
Comme Hohlt, le BGR Group avait également peu après l’assassinat mis fin à ses contrats pour représenter l’ambassade saoudienne et le Centre d’études et des affaires médiatiques de la Cour royale saoudienne, l’organisation auparavant dirigée par Saud al-Qahtani, désigné comme l’un des assassins de Khashoggi par les services de renseignement américains. Mais en juin, le groupe a trouvé un nouveau client : la Ligue islamique mondiale, financée par le gouvernement saoudien.
Les sociétés de relations publiques et les lobbyistes, épine dorsale de l’influence saoudienne en Amérique sont aidés par des centres du pouvoir intellectuel : groupes de réflexion de Washington, collèges et universités prestigieuses. Ces entités avaient également remis en question leurs liens avec l’Arabie saoudite. Elles ont pour la plupart décidé que l’argent suffisait à apaiser leurs doutes.
Moins de deux semaines après le meurtre de Jamal Khashoggi, le Middle East Institute avait déclaré à BuzzFeed News que son « Conseil des gouverneurs [avait] décidé de refuser tout financement du gouvernement saoudien et de garder la question à l’étude en attendant les résultats de l’enquête sur le cas de M. Jamal Khashoggi ». Mais selon ses propres déclarations publiques, le groupe de réflexion a reçu depuis l’assassinat plus de 600 000 dollars d’Aramco Services, filiale de Saudi Aramco, la compagnie pétrolière d’État.
Le Center for Strategic and International Studies (CSIS) avait rendu une subvention saoudienne. « La bonne chose à faire à l’époque », a commenté en juin le directeur du programme Moyen-Orient du Centre. Mais il est « moins sûr que la poursuite du désengagement soit la bonne décision pour l’avenir ». Il a ensuite applaudi le voyage de M. Biden dans le royaume. Les informations financières publiques du CSIS montrent que Saudi Aramco a continué à fournir des centaines de milliers de dollars de financement à l’organisation depuis la mort de Khashoggi. Les institutions universitaires, qui ont reçu collectivement plus de 2,6 milliards de dollars du gouvernement saoudien, selon les archives du ministère de l’éducation avaient également été ébranlées.
Nombre des principaux bénéficiaires de l’argent saoudien avaient annoncé publiquement qu’ils réexaminaient leurs accords avec le royaume ; aucun n’a réellement rompu ses liens. C’est notamment le cas du Massachusetts Institute of Technology (MIT), qui avait accueilli MBS en mars 2018, six mois seulement avant qu’il n’ordonne la mort de Khashoggi.
Après un examen de son financement saoudien, le MIT a révélé qu’après tout, il maintiendrait ses arrangements avec le royaume. L’université a depuis accepté près de 17 millions de dollars de l’Arabie saoudite, selon une analyse des dossiers du ministère de l’Éducation. Le MIT n’est pas seul : Les établissements d’enseignement supérieur américains ont collectivement reçu plus de 440 millions de dollars de l’Arabie saoudite depuis l’assassinat de Khashoggi, toujours selon le ministère de l’éducation.
Un festival aux ressorts hollywoodiens
Une autre branche de l’élite américaine avait reconsidéré sa relation avec le royaume. Pas pour longtemps. « Hollywood s’intéresse à nouveau à l’argent de l’Arabie saoudite », proclamait un article du Hollywood Reporter de novembre 2021, selon qui l’industrie du cinéma et du divertissement n’a pris ses distances que jusqu’à la fin 2021, lorsque l’Arabie saoudite a accueilli le Festival international du film de la mer Rouge. L’événement a attiré dans le royaume des célébrités de premier plan, comme Justin Bieber et Jason Derulo.
Comme l’a rapporté Hailey Fuchs du magazine Politico, une société de relations publiques travaillant pour le gouvernement saoudien a évoqué l’organisation d’un événement de type Golden Globes en Arabie saoudite1], de diffuser depuis le royaume une semaine d’émissions du Daily Show2] avec son animateur Trevor Noah, ou même de créer un partenariat saoudien avec des festivals de musique comme Bonnaroo3] et Coachella4].
Bryan Lanza, partenaire de la société de relations publiques Mercury Public Affairs, qui a fait du lobbying pour la libération de membres de la famille royale saoudienne emprisonnés par MBS, déclare à Politico que ces partenariats entre des gouvernements étrangers et des célébrités sont de plus en plus courants : « De nos jours, les célébrités gagnent plus d’argent en faisant la promotion d’un gouvernement étranger qu’en tournant des films ».
Il en est de même pour un certain nombre de sportifs célèbres et de fédérations sportives. La société World Wrestling Entertainment Inc, (WWE) a conclu un accord de dix ans, évalué à près d’un demi-milliard de dollars, pour organiser des événements de catch en Arabie saoudite. En 2020, la Fédération de la Formule 1 a signé un accord de quinze ans, pour la somme faramineuse de 65 millions de dollars pour chaque Grand Prix organisé dans le pays.
La controverse entourant cette opération saoudienne de sportswashing, pour laquelle les Saoudiens auraient déjà dépensé plus de 1,5 milliard de dollars est peut-être le mieux incarnée par la fédération de Golf LIV que Mickelson, la star du golf, a en même temps critiquée et adoptée. Avant la tenue d’un événement LIV Golf dans l’Oregon en juin dernier, le sénateur Ron Wyden, représentant démocrate de cet État, a déclaré : « Ce n’est qu’une page de plus dans l’histoire des autocrates qui détournent le sport pour dissimuler l’injustice et normaliser leurs abus ».
LIV Golf a été aidé dans son démarrage par la filiale d’une grande société de relations publiques qui est également à la solde des Saoudiens, ce qui montre qu’aucune de ces entreprises n’est une île. Comme le montrent les déclarations au FARA de Qorvis Communications, le conseiller en image historique de l’Arabie saoudite, et de plus de deux douzaines d’autres sociétés, ces firmes sont en contact régulier avec des acteurs politiques, médiatiques, sportifs, du monde du divertissement et du commerce dans tous les États-Unis. Qorvis, selon ses propres termes, « coordonne des événements de sensibilisation pour entrer en contact avec des groupes de réflexion, des institutions universitaires, des entreprises et d’autres membres de la société américaine concernant des questions susceptibles d’affecter les intérêts du Royaume d’Arabie saoudite ».
Au service de la famille royale
Pendant ce temps, en Arabie saoudite, les détracteurs du règne de MBS continuent de lutter pour leur vie. Alors que les lobbyistes saoudiens qualifient l’ambassadrice du royaume aux États-Unis de « championne mondiale des droits des femmes », les défenseurs des droits des femmes en Arabie saoudite sont passibles de lourdes peines de prison. Au début du mois, une étudiante saoudienne de l’université de Leeds a été condamnée à 34 ans de prison en Arabie saoudite pour avoir retweeté des messages de dissidents, notamment ceux d’une militante qui défendait le droit de conduire pour les femmes.
De même, alors que les lobbyistes saoudiens affirment que l’État de droit a progressé dans le royaume, le nombre d’exécutions a doublé depuis l’année dernière, et les rivaux politiques et les détracteurs de MBS seraient torturés dans les prisons saoudiennes. Comme l’explique Khalid Aljabri, dont deux frères et sœurs sont des prisonniers politiques en Arabie saoudite, le voyage de Biden dans le royaume « a donné à MBS la légitimité dont il a besoin, et a validé sa stratégie de répression transnationale ».
Biden n’a pas fait tout seul ce cadeau à MBS. Il a été soutenu par les lobbyistes, les sociétés de relations publiques, les groupes de réflexion, les universités et les stars du cinéma, de la musique et du sport qui ont tous reçu de l’argent saoudien et contribué à blanchir les méfaits de l’Arabie saoudite. Pendant que ces groupes encaissent les chèques saoudiens, les nombreuses victimes du régime tyrannique de MBS continuent à en payer le prix. Alors que Mickelson s’apprêtait à prendre le départ lors d’un événement LIV fin juillet, quelqu’un dans la foule a crié : « Vous travaillez pour la famille royale saoudienne ! »
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La version originale de cet article a été publiée le 25 août 2022 par le magazine en ligne The Intercept. Traduit de l’anglais par Pierre Prier.
1NDT. Cérémonie de récompenses pour le cinéma et la télévision décernées par l’Association de la presse étrangère de Hollywood.
2NDT. Émission de télévision satirique très populaire.
3NDT. Festival de toutes les musiques modernes.
4NDT. Festival californien mêlant rock alternatif, hip-hop, musique électronique, grandes installations d’art contemporain.