Qu’il semble loin le temps béni où la France était fêtée par des milliers de Maliens, où ses soldats étaient salués avec enthousiasme à chacun de leur passage dans les villages situés sur la route du nord, et où son président, François Hollande, acclamé par une foule en liesse faisant voler au vent des drapeaux bleu-blanc-rouge parlait de ces quelques heures passées dans un Mali qu’il pensait libéré du joug des djihadistes comme du « plus beau jour de [sa] vie »…
Ce jour-là, le 2 février 2013, alors que l’armée française venait de chasser les groupes islamistes armés liés à Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) des villes de Tombouctou, Gao et Kidal, des membres de la délégation présidentielle française s’étaient émus — là où d’autres en auraient été horrifiés — de voir, sur la place de l’Indépendance à Bamako, un homme brandir une pancarte venue d’un autre temps, sur laquelle était inscrit : « Merci à Papa Hollande et aux tontons Le Drian et Fabius »1. Lors de cette visite, sa première depuis le déclenchement de l’opération Serval trois semaines plus tôt, le président avait assuré que le retrait des troupes françaises était d’ores et déjà « inscrit » et qu’il n’y avait « aucun risque d’enlisement ».
Près de sept ans plus tard, François Hollande et Laurent Fabius ne sont plus aux affaires — Jean-Yves Le Drian si —, mais les soldats français, eux, sont toujours au Mali. Ils se sont même déployés dans les autres pays de la région, dans lesquels ils disposent de bases conçues pour durer et mènent régulièrement des opérations. Mais ils ne sont plus applaudis comme jadis. Il arrive même de plus en plus souvent qu’ils soient conspués, et que des manifestants déchirent ou brûlent le même drapeau tricolore qui était joyeusement brandi en 2013.
Le drapeau tricolore brûlé
Les manifestations antifrançaises se sont en effet multipliées ces derniers mois. Au Mali la plupart du temps, mais aussi au Burkina et au Niger. Organisées tout d’abord par des activistes depuis longtemps opposés à la présence militaire française, comme en août 2017 lorsque quelques centaines de Maliens s’étaient rassemblés devant l’ambassade de France à Bamako, elles semblent désormais répondre à des mouvements de colère plus ou moins spontanés, quoiqu’une suspicion existe quant à l’éventuelle implication de réseaux russes dans l’organisation de ces manifestations.
De fait, des slogans prorusses ont été scandés durant certaines de ces marches. La Russie, qui a entrepris un retour en force sur le continent africain, s’est rapprochée du Mali ces derniers mois, et semble vouloir jouer un rôle dans la crise que traverse le pays. Un accord de défense entre les deux pays a été signé en juin 2019. Moscou a également développé sa coopération militaire avec le Niger, qui vient d’acheter douze hélicoptères de combat russes, et a récemment tenté un rapprochement avec le Tchad, via divers projets économiques. En Centrafrique, ancienne colonie française où la Russie s’est spectaculairement impliquée depuis deux ans et où la France dispose d’une base militaire, des réseaux russes ont financé plusieurs campagnes de presse antifrançaises.
Ainsi le 21 juin 2019, des slogans antifrançais ont été scandés à Bamako au cours d’une manifestation organisée en réaction à la recrudescence des massacres dans le centre du pays, région dans laquelle la France n’intervenait alors qu’occasionnellement — elle s’y est depuis impliquée plus fortement. Entre 3 000 et 5 000 personnes étaient sorties dans la rue après la prière du vendredi pour dire stop aux violences intercommunautaires, exiger le désarmement des milices, mais aussi dénoncer « la France complice ».
Le 12 octobre, c’est à Sévaré, ville située au centre du Mali, à quelques kilomètres de Mopti, que la colère contre la France, mais aussi contre la mission des Nations unies au Mali (Minusma) s’est à nouveau exprimée. Quelques jours plus tôt, au moins 38 soldats maliens avaient péri lors de l’attaque, revendiquée plus tard par le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM), du camp militaire de Boulikessi, situé près de la frontière avec le Burkina Faso. Scandalisées par ce massacre, des centaines de personnes ont exigé tout à la fois plus de moyens pour les Forces armées maliennes (Famas) et le départ des troupes étrangères. Ils s’en sont notamment pris à la Minusma, dont ils ont attaqué un camp et pillé un magasin. Pour les manifestants, les forces étrangères présentes au Mali doivent partir immédiatement. « À quoi servent-elles ? Elles sont là, elles ont des camps, mais elles sont incapables de nous protéger, et ce sont nos soldats qui tombent au front », explique un membre de la plateforme d’associations Fasso Koro, qui a organisé la manifestation.
Paris « conduit notre pays à la catastrophe »
Dans un tract publié ce jour-là, la plateforme accuse la France et la Minusma d’avoir « conduit notre pays à la catastrophe » et de vouloir « imposer un conflit communautaire que le Mali n’a jamais connu ». Le document va plus en loin, en affirmant — contre toute évidence — que « la France et la Minusma se déguisent en djihadistes peuls et dogons pour commettre des attaques atroces ». « Trop, c’est trop, et nous avons tout compris », conclut le tract.
Ces élucubrations complotistes sont de plus en plus fréquentes au Mali, dans les manifestations, au grin2 ou sur les réseaux sociaux. Quelques jours après l’attaque du camp de Boulikessi, les thèses impliquant la France foisonnaient sur Facebook et sur WhatsApp. L’une d’elles expliquait que les soldats français avaient séjourné dans ce camp quelques jours auparavant, qu’ils en avaient profité pour enregistrer ses coordonnées GPS et qu’ils l’avaient par la suite bombardé afin d’ouvrir la voie aux djihadistes. « On a tout compris, chers frères et sœurs africains, concluait ce post lu par des milliers d’internautes : ils allument le feu et ils activent puis ils viennent jouer aux pompiers, on a tout compris ».
Nombre de Maliens se demandent comment un camp de l’armée peut ainsi tomber face à quelques dizaines de djihadistes armés de kalachnikovs. Pour eux, ces derniers ont forcément bénéficié d’un soutien extérieur. L’histoire récente du Mali est pourtant jalonnée de défaites humiliantes de l’armée malienne, face aux rebelles du Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA) ou aux groupes djihadistes.
Au Burkina Faso aussi
Ce 12 octobre, si les mots employés n’étaient pas aussi crus que ceux de Fasso Koro, le message était sensiblement le même à quelques centaines de kilomètres de Sévaré, à Ouagadougou. La veille, seize personnes avaient été tuées dans une attaque contre une mosquée du village de Salmossi, dans le nord du Burkina Faso, aujourd’hui en partie occupé par les combattants d’Ansaroul Islam, un groupe djihadiste lié au GSIM. Le lendemain, un millier de personnes se sont rassemblées dans la capitale burkinabé à l’appel d’une dizaine d’organisations de la société civile dans le but de dénoncer « le terrorisme », mais aussi la présence de bases militaires étrangères dans le pays. « Armée française et forces étrangères, on n’en veut pas », « Armée française hors du Burkina », ont notamment scandé les manifestants. « Malgré cette présence massive des plus grandes armées du monde, les groupes terroristes continuent à sévir et montent même en puissance. Il faut donc se méfier de ces pyromanes nocturnes qui, dès le lever du jour, se transforment subitement en pompiers. Ces puissances étrangères utilisent le terrorisme pour contrôler les immenses richesses de la région », expliquait alors un porte-parole des manifestants, Gabin Korbéogo, cité par l’AFP.
La Minusma n’intervient pas au Burkina, et la présence de la France, qui compte entre 200 et 300 hommes des forces spéciales basés dans la banlieue de Ouagadougou, est relativement discrète. Mais face à la menace croissante des djihadistes et à la demande des autorités burkinabé, l’armée française a multiplié les opérations dans le nord du pays ces derniers mois. Cette présence militaire est jugée inacceptable par une partie de la population bercée aux idéaux de l’anti-impérialisme.
Multiplication des attaques des groupes djihadistes
Des responsables politiques de haut rang s’interrogent eux aussi, souvent en privé, parfois publiquement. Dans une interview donnée au journal sud-africain Mail and Guardian en juin , le ministre de la défense burkinabé Moumina Cheriff Sy questionnait ainsi l’activité de la France au Sahel : « Les Français ont près de 4 000 hommes dans la région, ils disposent de toutes les ressources militaires et technologiques, aussi suis-je étonné qu’ils n’aient pas été en mesure d’éradiquer cette bande de terroristes. »
Le sentiment antifrançais a d’autant plus augmenté ces derniers mois que les attaques des groupes djihadistes se sont multipliées, et que les armées nationales en ont payé le tribut le plus lourd. L’armée malienne a perdu des dizaines de soldats ces quatre dernières années, mais jamais elle n’avait subi de défaite aussi lourde que durant ces huit derniers mois. Depuis mars 2019, plus de 150 « Famas » ont été tués, dont une majorité au cours d’attaques d’envergure contre des camps militaires : à Dioura le 17 mars (26 morts), à Guiré le 21 avril (11 morts), à Boulikessi le 30 septembre (au moins 40 morts) et à Indelimane le 1er novembre (au moins 49 morts). Au Burkina, 209 militaires ont perdu la vie lors d’attaques attribuées à des groupes djihadistes ces trois dernières années, dont 24 à Koutougou le 19 août. Plus de 400 civils ont également été tués, dont 37 le 6 novembre, lors de l’attaque d’un convoi d’une compagnie minière dans l’est du pays.
Plusieurs observateurs dénoncent le déni ambiant quant aux responsabilités des États sahéliens, et de leurs dirigeants, dans la crise qui touche la région. « N’oublions pas que nous sommes les principaux responsables de ce qui nous arrive, note un diplomate nigérien. Si nos jeunes rejoignent les groupes armés, si nos armées n’arrivent pas à faire face, si les populations s’accommodent de la présence des djihadistes, c’est avant tout de notre faute, ce n’est pas celle de nos alliés ».
L’armée et la diplomatie françaises n’ont que peu de prise sur les faiblesses des armées ouest-africaines. Elles ne sont cependant pas exemptes de tous reproches. Des soldats ont notamment commis des bavures qui, bien que rares, ont terni l’image de Barkhane. En soutenant à bout de bras le président Ibrahim Boubacar Keïta, très critiqué au Mali, et en s’opposant à toute négociation avec les djihadistes maliens alors qu’il s’agissait d’une proposition issue de la Conférence d’entente nationale en 2017, Paris a en outre été accusé d’ingérence dans les affaires intérieures du pays.
Par ailleurs, en 2013, lors de la reconquête du nord, le choix de ne pas laisser l’armée malienne reprendre le contrôle de Kidal, le fief des rebelles, alors qu’elle avait pu entrer dans les villes de Tombouctou et de Gao à la suite des soldats français, n’a jamais été digéré à Bamako. Dictée par des considérations humanitaires (la France craignait des exactions des Famas contre les Touaregs) mais surtout stratégiques (le MNLA, qui contrôlait Kidal, était un allié de la France dans la traque aux djihadistes), cette décision a très vite retourné l’opinion contre l’opération Serval, devenue Barkhane. Elle est aujourd’hui utilisée comme un argument pour dénoncer le « double jeu » de la France au Mali.
L’enlisement que François Hollande avait exclu
L’incapacité à contenir la menace djihadiste est cependant le principal carburant qui alimente la colère contre la France. L’enlisement que François Hollande excluait en 2013, et que même les militaires français admettent aujourd’hui (en off) explique en grande partie le retournement de l’opinion publique sahélienne.
Il est vrai que le bilan des forces militaires présentes dans le Sahel3 est peu reluisant. Depuis que la France est intervenue au nord du Mali en janvier 2013, les violences se sont multipliées année après année, et avec elles leur lot de morts, civils ou militaires, et de déplacés. Les groupes « terroristes » auxquels l’armée française fait la guerre, qui ne contrôlaient que quelques villes du septentrion malien en 2013, ont étendu leur mainmise au centre du Mali, au nord du Burkina Faso et au nord-ouest du Niger, et menacent désormais les pays côtiers de l’Afrique occidentale tels que le Bénin ou la Côte d’Ivoire.
« L’érosion du temps vaut pour tous, note le politiste Marc-Antoine Pérouse de Montclos, dans un ouvrage consacré au djihad africain : L’Afrique, nouvelle frontière du djihad ? (La Découverte, 2018). Les « forces de libération » se transforment en troupes d’occupation, nourrissant les accusations de néocolonialisme à mesure que leur présence se prolonge ». Dès 2016, le chercheur Yvan Guichaoua, autre spécialiste de la zone, prédisait cette évolution : « Au Mali, l’armée française n’est déjà plus vue comme une force de libération, comme c’était encore le cas en 2013. Cette présence sera bientôt insupportable aux populations si elle n’est pas accompagnée de bénéfices tangibles ».
La vague de mécontentement ne concerne d’ailleurs pas que les habitants des capitales, peu concernés par les opérations de l’armée française et rarement touchés par les exactions des groupes armés djihadistes, principalement actifs dans les zones rurales. L’apparition des soldats français est désormais de plus en plus mal vue dans les villages reculés des zones dans lesquelles Barkhane traque les « terroristes » : elle y inspire au mieux la crainte, au pire l’irritation. « On sait que les Français ne viennent pas pour nous faire du mal, explique le chef d’un village du Gourma, dans le centre du Mali. Mais c’est pourtant ce qu’ils font indirectement, car ils ne restent chez nous que quelques jours, ou quelques heures seulement, et lorsqu’ils repartent, les djihadistes reviennent et s’en prennent à tous ceux qui leur ont parlé. Ils ont des espions partout, ils savent tout ».
Un sous-officier français admet qu’il est de plus en plus fréquent « de trouver des villageois mutiques ou cloîtrés chez eux, terrifiés par l’idée qu’ils pourraient être vus en train de parler aux soldats français » et être ainsi considérés comme des « collabos ». À leur retour en France, des soldats évoquent de leur côté des regards de haine chez ceux qu’ils étaient censés protéger.
1Respectivement ministre de la défense et ministre des affaires étrangères à cette date.
2Le grin est un rendez-vous fondateur de la vie sociale au Mali. Il s’agit d’un lieu où se retrouvent quotidiennement des amis (des hommes, souvent issus d’une même génération, et habitant le même quartier) et où l’on parle librement de l’actualité et des affaires de la cité.
3Plus de 12 000 Casques bleus interviennent au Mali. Au moins 4 000 soldats français (force Barkhane) sont actifs dans cinq pays : la Mauritanie, le Mali, le Burkina, le Niger et le Tchad. Quelques centaines de soldats américains, allemands et italiens sont basés au Niger.