Le long de la route nationale 1, l’autoradio diffuse le répertoire de Youssou N’Dour, le célèbre chanteur de mbalax sénégalais. Au rythme effréné des percussions, le paysage change : le blanc dominant du centre-ville d’Agadir s’efface devant le gris nu des immeubles récents de la périphérie. À une heure de route en direction du sud de la zone côtière apparaît une vaste étendue de serres, qui incarnent le succès d’un « Plan vert » qui a fait de cette région le plus grand centre d’horticulture et de production d’agrumes du Maroc. Aujourd’hui, ce secteur représente 9 % du PIB national, selon les données du ministère marocain de l’Agriculture.
En empruntant une route de plus en plus accidentée, la voiture entre dans un quartier de la ville d’Aït Amira, dans la province de Chtouka Aït Baha. Ce quartier abrite une importante communauté de Subsahariens travaillant dans les serres. En situation régulière ou irrégulière, ils seraient aujourd’hui, selon différentes études, entre 70 000 et 200 000 dans le royaume chérifien.
Ousmane Djom, un ancien agriculteur d’environ 50 ans, porte le maillot de football de son pays, le Sénégal. La communauté sénégalaise au Maroc est la plus importante parmi les Subsahariens, et, selon les estimations de diverses associations, elle ne cesse de croître. Ousmane et sa femme sont arrivés ici en 2019 avec six sacs remplis de produits sénégalais. Leur plan : les vendre et retourner dans leur pays d’origine. Mais, au bout d’une semaine, tous les deux ont trouvé du travail dans les serres agricoles.
« Vous gagnez environ 75 à 80 dirhams [7 à 8 euros] par jour, mais au moins vous pouvez couvrir vos besoins », explique Ousmane. Les dépenses imprévues peuvent cependant être difficiles à supporter. Par exemple, « un seul médicament peut coûter 80 dirhams ». Malgré des gains modestes et un travail acharné, il parvient à envoyer ses économies à sa famille, qui vit à Dakar, dans le quartier Ouakam. « Dans cette région, il y a beaucoup d’entreprises agricoles, alors qu’au Sénégal il n’y a pas assez de financements », affirme-t-il.
Espoirs brisés
Sous une chaleur étouffante, Ousmane se fraie un chemin parmi les champs de bananes, de piments et de tomates. Des hommes et des femmes se penchent sur les plantations pour la récolte. Ils viennent du Sénégal, mais aussi de Côte d’Ivoire, de Guinée, du Mali ou encore du Ghana. « Là où nous sommes passés, personne n’avait de titre de séjour valable, à l’exception du gérant », expliquera Ousmane un peu plus tard, dans l’intimité de sa maison, tout en préparant le traditionnel café Touba. Il dit n’avoir jamais été en mesure de remplir les formalités administratives nécessaires à sa régularisation : « Il faut un contrat de travail, une carte de sécurité sociale... Des choses qui ne sont pas faciles à obtenir. »
La tolérance dont font preuve les autorités à l’égard des migrants dont la date de validité du visa a été dépassée ne les encourage pas à faire en sorte de régulariser leur situation. Le secteur agricole en profite en employant un grand nombre de travailleurs clandestins à bas prix. Les sanctions, telles que l’expulsion, ne sont appliquées que lorsqu’un migrant en situation irrégulière est surpris en train d’enfreindre la loi, selon de nombreux témoignages
De plus, comme le remarque Ousmane, « beaucoup de migrants subsahariens travaillent pour continuer leur voyage vers l’Espagne, et non pour obtenir un permis de séjour ».
Les espoirs européens de ces migrants en transit se brisent souvent à la frontière. Au cours des vingt dernières années, l’Union européenne (UE) a externalisé ses frontières vers le Maroc. Entre 2014 et 2022, l’UE a alloué 2,1 milliards d’euros à Rabat pour le renforcement des frontières et la gestion des flux migratoires. Après une visite officielle dans le royaume en 2019, le Conseil des droits de l’homme des Nations unies a sévèrement critiqué l’UE et ses États membres pour avoir exercé des pressions sur les gouvernements africains afin de « faire appliquer des stratégies migratoires inhumaines de sécurisation des frontières en Afrique ».
À proximité de la frontière de Ceuta, l’une des deux enclaves espagnoles situées sur la côte nord du Maroc, les points de contrôle de la gendarmerie royale se multiplient. Les barbelés barrent la vue sur le détroit de Gibraltar. « À Ceuta et à Melilla, il n’y avait pas de barrières auparavant, explique Mehdi Lahlou, professeur à l’Institut national de statistique et d’économie appliquée de Rabat. Aujourd’hui, les passages entre les deux pays sont devenus pratiquement impossibles. »
Un modèle imparfait
Nombreux sont ceux qui sont interceptés à la frontière et reconduits vers l’intérieur du Maroc. D’autres, comme Ousmane, ont fait le choix de s’installer et de trouver un emploi plutôt que de poursuivre leur route. Cette masse croissante de migrants est l’une des raisons qui ont poussé Rabat à repenser sa politique migratoire. En 2014, une nouvelle stratégie axée sur l’intégration place les droits fondamentaux au cœur de cette politique. Le Maroc évoque la migration comme moyen de développement économique panafricain. Entre 2014 et 2017, deux campagnes de régularisation ont permis à plus de 50 000 étrangers, dont de nombreux Subsahariens, d’obtenir un titre de séjour.
En 2018, l’Union africaine (UA) a qualifié le Maroc de « champion » de la migration africaine, reconnaissant ainsi son rôle de modèle en la matière. Une plus grande ouverture à l’entrée des citoyens africains a également servi à Rabat de monnaie d’échange pour obtenir un soutien régional, notamment dans le dossier du Sahara occidental. Comme d’autres États africains, le Sénégal, qui soutient depuis longtemps la souveraineté marocaine sur les territoires contestés, a ouvert, en 2021, un consulat à Dakhla, principale ville du Sahara occidental.
Toutefois, le processus des réformes destinées à soutenir le repositionnement du Maroc a été lent. Le cadre juridique repose toujours sur une loi sécuritaire de 2003. C’est elle qui permet de transférer les migrants irréguliers vers des zones reculées du pays sans aucune assistance – une pratique critiquée par les associations marocaines des droits de l’homme, ainsi que par Amnesty international et par l’ONU. Le processus d’obtention des permis de séjour reste onéreux, et les campagnes de régularisation ont été des initiatives isolées.
Indépendamment de la lenteur des réformes, et « même en supposant qu’il y ait des lois plus ouvertes pour permettre aux étrangers de travailler et d’accéder aux services publics, si l’État ne dispose pas de ressources financières suffisantes, la stratégie échouera », souligne Mehdi Lahlou. Le taux de chômage au Maroc est de 12,9 % et atteint plus de 35,3 % chez les moins de 24 ans. Là où la concurrence est plus forte, les tensions entre la population locale et les migrants peuvent générer des violences.
Salaire de misère
Régulièrement, Mansour Sall, un vendeur ambulant qui collabore avec l’Association des ressortissants Sénégalais résidant au Maroc (Arserem), reçoit des appels téléphoniques de la police pour servir de médiateur : « Il y a des bagarres entre vendeurs ambulants marocains et sénégalais qui se terminent au commissariat. Il y en a tous les deux ou trois jours. » L’Arserem affiche plus de 3 000 membres, tandis que le dahira des Mourides, une confrérie soufie très influente au Sénégal, compte 500 membres dans la seule ville de Marrakech. Ces réseaux associatifs et religieux aident leurs adhérents à trouver un logement, un emploi ou une formation, ainsi qu’à s’y retrouver dans les procédures administratives pour la régularisation et l’accès aux services essentiels.
« Nous organisons des journées de la santé, car nous avons constaté que de nombreuses personnes n’ont pas de couverture médicale, explique Babacar Dieye, président de l’Arserem. Certains ne savent pas qu’ils peuvent bénéficier des services de santé essentiels. » Selon diverses sources, ce ne sont pas tous les centres de santé qui respectent l’obligation de soigner les migrants. Malgré l’assistance fournie par ces réseaux, l’expérience des Sénégalais à leur arrivée au Maroc peut souvent être décevante. Et pour cause : l’engagement de Rabat en faveur de l’intégration des migrants doit faire face à des contraintes budgétaires et à un cadre législatif inadapté.
« Dans tous les emplois, le salaire est misérable : c’est la première vraie déception que j’ai eue au Maroc », admet Omar Baye, qui a d’abord travaillé comme gestionnaire dans les champs, puis dans une usine de poterie et enfin dans le secteur de la construction depuis 2011, en se déplaçant constamment entre Agadir, Nador et Tanger. « Mais j’étais là, j’avais tout vendu pour venir ici, je ne pouvais pas revenir en arrière. Quand on a quitté sa patrie pour une autre, il faut se battre. » Alors qu’il était plongeur dans un restaurant, il a été remarqué par le chef cuisinier et a commencé un apprentissage. Aujourd’hui, Omar est chef cuisinier dans le restaurant espagnol Casa de España, dans le centre-ville d’Agadir.
Sous la lumière tamisée de la cuisine du restaurant, Omar parle de ses deux rêves : le football et l’Europe. « J’ai obtenu mon premier permis de séjour grâce à l’équipe de Sidi Bibi, dont j’étais le capitaine, explique-t-il fièrement. Je ne suis pas venu au Maroc pour y rester. J’ai essayé pendant trois ans, en vain, de rejoindre l’Espagne [par bateau] parce que je n’avais pas les moyens de demander un visa. Nous avions acheté quatre Zodiac. On avait des contacts au port de Tanger, des gilets de sauvetage... » Les côtes marocaines sont surveillées par l’agence européenne Frontex et les gardes-côtes nationaux. Pour éviter les interceptions, les bateaux clandestins doivent emprunter des routes de plus en plus dangereuses. Les trois premiers Zodiac ont coulé, et il n’y a pas eu de survivants, raconte Omar. Lui se trouvait sur le quatrième bateau. « C’est à ce moment-là que j’ai renoncé à partir. » Aujourd’hui, il se sent intégré à Agadir. Il a appris les rudiments de l’arabe marocain et il suit une formation en pâtisserie. Mais les conditions de travail restent difficiles.
« Nous ne resterons pas ici éternellement »
Capitale économique du royaume, Casablanca est une étape pour de nombreux migrants africains. « C’est là que j’ai commencé », se souvient Racine Ba. Après six mois sans emploi, il a fini par trouver un poste dans un centre d’appels, un secteur qui attire de nombreux migrants francophones. « Le premier salaire était de 500 à 600 dirhams [45 à 55 euros]. Mais pendant plusieurs mois, les patrons ne nous ont pas payés. Un jour, nous sommes arrivés au centre d’appels, et il était vide. » Racine commence alors à vendre illégalement de la marchandise en cuir le long de la rue Prince Moulay Abdellah, une artère historique du centre-ville. « On commençait vers 23 heures et on travaillait jusqu’à 4 heures du matin » pour éviter les problèmes avec la police. « Chaque fois qu’il y a un problème, ils se souviennent que vous êtes noir », dénonce-t-il. Puis il quitte Casablanca pour rejoindre sa sœur à Marrakech. Il travaille actuellement dans un riad. « Quand je suis arrivé à Marrakech, c’est là que j’ai vraiment commencé à m’intégrer parce que, ici, c’est différent des autres villes. C’est une ville touristique. La mentalité est différente. »
Racine a épousé Fatim, une Marocaine. Ils ont deux enfants qui vont à l’école maternelle. « Ils apprennent tout : le wolof, le français et l’arabe ! » Mais, « pour les couples mixtes, ce n’est pas facile de dépasser les mentalités, il y a beaucoup de stéréotypes, observe-t-il. D’autres couples préfèrent ne pas être vus en public. »
Ces expatriés sénégalais naviguent dans un système à l’équilibre précaire : Rabat cherche à concilier ses engagements à bloquer les départs clandestins vers l’Europe et son ambition de devenir un modèle régional d’intégration, mais est confronté à des contraintes budgétaires. Les exilés forment des réseaux entre eux et, au fil du temps, ils participent au tissu social marocain, surmontant les préjugés liés à leur couleur de peau.
Les opportunités d’emploi prolongent leur séjour. Mais leur temps au Maroc reste compté. « Nous ne resterons pas ici éternellement, assure Ousmane, qui travaille désormais dans une usine. Nous travaillons pour un morceau de pain et pour bâtir un projet au Sénégal. » Racine fait de même : « Je dis toujours à ma femme qu’un jour on partira tous ensemble pour ouvrir un restaurant là-bas. » Au contraire, le cuisinier Omar n’a pas l’intention de retourner au Sénégal. Il rêve toujours de l’Occident : le Canada ou les États-Unis. Mais pas à n’importe quel prix. Il compte partir avec un visa valide et un projet professionnel, grâce à son futur diplôme de pâtissier.
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