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Armées arabes. Ce qui cause les défaites

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L’inefficacité des armées arabes revêt une valeur de dogme dans les médias occidentaux, recyclé depuis la guerre de Suez (1956). Pourtant, les défaillances et les lacunes indéniables de ces armées ne sont pas propres à la région, ne sont pas culturelles, et peuvent s’analyser rationnellement.

L’image de godillots abandonnés dans le Sinaï pendant la guerre israélo-arabe de 1967 par des soldats égyptiens dont les lourds souliers auraient entravé la fuite a fait le tour du monde et nourri l’imaginaire d’armées arabes inefficaces et de soldats pleutres dans l’inconscient occidental. Pourtant, il faut écarter la critique courante, ou plutôt le sarcasme selon lequel le soldat arabe aurait, quasi intrinsèquement, une médiocre valeur combative. Cette image peu flatteuse est démentie par la valeur militaire jamais contestée des combattants de la révolte arabe contre les Ottomans lors de la première guerre mondiale, puis par l’héroïsme des soldats maghrébins du corps expéditionnaire français en Italie (dont ils constituaient 65 % des effectifs) en 1943-1944. Plus tard, la combativité des moudjahidines de la guerre d’indépendance algérienne (dont bon nombre d’anciens tirailleurs de 1943-1944) a toujours été reconnue par l’armée française. Enfin, l’assaut de l’armée égyptienne sur le canal de Suez en octobre 1973 a incontestablement constitué un courageux fait d’armes.

Il n’en demeure pas moins que les organisations militaires arabes modernes ont été souvent mises en échec : les armées égyptienne, syrienne et jordanienne lors des guerres de 1948, 1967, 1973 ; l’armée irakienne lors de la « guerre de libération du Koweït » de 1990-1991 puis lors de l’invasion de l’Irak de 2003. D’autres armées, moins importantes, ont aussi connu une destruction totale (armée libyenne en 2011) ou de très sérieuses déconvenues (armées du Golfe contre les houthistes au Yémen ).

Pour en comprendre les causes, une remarque préalable s’impose : de toutes les grandes armées de pays anciennement colonisés, les armées arabes sont les seules à avoir dû affronter des armées occidentales (y compris celle d’Israël) dans des conflits de haute intensité1. A contrario, lorsque les forces irakiennes ont eu à affronter les armées de la jeune République islamique d’Iran dans une guerre totale de 1980 à 1988, elles ne se sont pas effondrées et le conflit s’est terminé en impasse militaire.

D’où proviennent alors les lacunes et les faiblesses réelles des armées arabes ?

Des modèles dépassés

Inspirées soit des modèles hérités de la colonisation pour le Maroc, la Tunisie, la Jordanie, les pays du Golfe, soit du modèle soviétique pour l’Algérie, la Libye de Mouammar Kadhafi, l’Égypte, la Syrie, l’Irak, soit d’inspiration américaine (Arabie saoudite), les structures des armées arabes sont souvent obsolètes, parfois surdimensionnées, comme en Égypte, et en tout cas inadaptées aux missions confiées. Pourtant, ces modèles persistent, car le retour d’expérience des conflits récents y est très rarement pratiqué. En effet, la réflexion stratégique souffre de l’autocensure des jeunes officiers qui répugnent, par souci de carrière, à débattre avec l’encadrement supérieur, lequel s’enferme dans des certitudes doctrinales héritées de conflits lointains. C’est le cas pour l’armée égyptienne et son culte de « la victoire d’Octobre » (1973). Les cadres effectuant des stages dans des pays européens ou aux États-Unis s’abstiennent le plus souvent de proposer, par exemple par des articles dans la presse spécialisée, des méthodes nouvelles ou modernes de faire la guerre. La faible maîtrise de la langue anglaise par l’encadrement supérieur n’incite pas non plus à se plonger dans les évolutions de doctrines diffusées le plus souvent dans cette langue.

« Un État dans l’État »

Dans la plupart de ces pays, les armées ont une vision d’elles-mêmes qui dépasse le cadre stricto sensu de la défense du territoire national ou des intérêts vitaux du pays. À de rares exceptions près (Tunisie, Liban), elles représentent une institution qui, bien que n’intervenant que rarement dans la vie politique nationale, dispose d’un poids considérable et incontournable dans le fonctionnement de l’État au point de pouvoir être considérée comme « un État dans l’État ».

Les exemples de pays arabes où les dirigeants ne sortent pas des rangs de l’institution militaire sont très rares. Même dans les pays du Golfe, où ils sont issus des familles royales, on peut constater ce phénomène. Certes, bien des princes et autres cheikhs portent grades et uniformes à titre honorifique, mais on a aussi d’importants exemples du contraire. L’ancien émir du Qatar, Cheikh Hamad Ben Khalifa Al-Thani, après l’Académie royale militaire de Sandhurst2, avait commandé une brigade mobile engagée avec succès contre les Irakiens en 1991, avant de devenir chef d’état-major de l’armée de terre puis commandant en chef. L’actuel prince héritier d’Abou Dhabi et homme fort des Émirats, Mohamed Ben Zayed (MBZ) a lui aussi fréquenté Sandhurst ; puis il a effectué des stages de chef de peloton blindé, de parachutiste et de pilote d’hélicoptères.

Ces armées deviennent des enjeux de pouvoir, des cénacles fermés où des rivalités peuvent naître entre chefs ou clans qui, pour accroître leur influence, auront tendance à créer ou à développer des structures militaires à leur seul profit, aux dépens de l’efficacité. Les exemples ne manquent pas : la sécurité militaire algérienne et ses avatars, l’armée de l’air égyptienne sous Hosni Moubarak (qui en était issu), les forces spéciales jordaniennes, la garde républicaine syrienne, la garde républicaine irakienne sous Saddam Hussein, la garde nationale saoudienne, la garde présidentielle des Émirats, etc. Tensions internes, jalousies envers des unités mieux dotées, querelles de chefs, si elles sont peu ou pas connues du grand public sapent l’efficacité de l’outil militaire. Le clanisme et le tribalisme sont des phénomènes facilement observables et induisent des fractures parfois très dommageables (clanisme des généraux issus de l’est du pays dans l’armée algérienne, alaouites dans le haut commandement syrien, tribalisme au Qatar et aux Émirats, etc.)

En l’absence de menace militaire étrangère, les pouvoirs politiques ont recours aux forces armées pour le maintien de l’ordre, voire pour son rétablissement (cas de l’Algérie et de la Syrie). De ce fait, l’encadrement et les unités sont détournés de leur mission et perdent peu à peu leur aptitude au combat classique. Une remarque qui peut aussi s’appliquer à Israël, et en partie à la France avec les missions Sentinelle ou Vigie pirate. Le renseignement militaire peut aussi être détourné à des fins de contrôle politique ou de surveillance entre clans opposés, et de ce fait perd rapidement beaucoup de sa pertinence opérationnelle (Algérie, Syrie).

Le poids économique des appareils militaires est souvent considérable. L’armée égyptienne en est l’exemple le plus évident, et sert de modèle pour d’autres pays, notamment en Syrie, Algérie, Irak ou encore Émirats. Possédant un appareil industriel et commercial important dans l’économie nationale, l’armée dispose d’ailleurs d’un ministère « de la production industrielle militaire » séparé de l’état-major général et souvent en opposition avec lui. Des effectifs considérables (conscrits en particulier) sont de ce fait détournés de leur mission de préparation au combat pour servir d’ouvriers, pompistes, boulangers, fabricants de casseroles et de machines à laver, etc. L’encadrement de cet outil industriel est constitué d’officiers dont les soldes demeurent modestes et qui trouvent dans ces emplois de juteux avantages. Ces postes sont, du coup, beaucoup plus attractifs pour les meilleurs ou les mieux en cour qu’un cursus honorum dans les états-majors ou les grandes unités de combat. Ajoutons-y une corruption qui gangrène beaucoup d’organisations militaires et à laquelle peu de pays échappent.

Des moyens matériels et humains insuffisants

La recherche d’équipements et d’armement auprès de pays étrangers ne répond pas autant qu’il le faudrait aux besoins réels des armées. Qu’il s’agisse pour le pouvoir politique de s’attirer les bonnes grâces ou la protection de puissants alliés (cas des pays du Golfe avec les États-Unis, la France et le Royaume-Uni ou de l’Égypte avec les États-Unis et la France), ou que les contrats passés avec les fournisseurs soient l’occasion de dessous de table pour un chef ou un clan, le résultat est toujours que les unités doivent gérer de lourds efforts de formation du personnel, l’intégration difficile des armes à un ensemble de moyens existants et, régulièrement, l’absence de moyens sur le long terme pour pérenniser la maintenance et la logistique des nouveaux systèmes.

Les armées doivent se contenter, au recrutement, de ressources humaines possédant un niveau d’éducation faible voire très faible, avec des taux d’analphabétisme très élevés — particulièrement au Maroc et en Égypte. Dans les pays où les militaires sont un peu mieux formés (Algérie, Tunisie, Jordanie, Syrie), ces ressources restent encore inadaptées à la mise en œuvre d’équipements de pointe. Quant aux armées du Golfe, elles emploient encore beaucoup de soldats issus d’autres pays musulmans (Pakistan, Oman, Yémen), ce qui pose des problèmes de cohésion, d’ardeur au travail et de loyauté. Même si, parmi les populations arabes, l’image courante du soldat est plutôt valorisée, la conscription est souvent vécue comme une épreuve pénible. L’attitude générale est donc de subir son sort « en attendant que ça passe ».

Les armées marocaine, tunisienne, libanaise et jordanienne sont un peu moins concernées, mais la lacune la plus notable est incontestablement l’absence d’un corps solide de sous-officiers, cheville ouvrière ou agents de maîtrise d’une armée efficace. Cette lacune peut avoir deux origines : pour les armées inspirées du modèle soviétique, elles ont repris la tradition de l’armée russe où le sous-officier est un soldat amélioré, parfois un technicien subalterne, mais, en aucun cas, le relais de commandement des officiers comme c’est le cas dans les armées occidentales ; pour les armées du Golfe, l’absence d’un corps de sous-officiers digne de ce nom tient d’une part au fait que ces grades modestes sont très peu attractifs pour les nationaux — un civil qatarien ou émirien gagne plus à ne rien faire de ses journées qu’à mener un groupe de combat comme sergent — et souvent tenus par des étrangers auxquels on n’accorde pas une totale confiance.

Dès lors qu’il n’existe pas de véritable corps de sous-officiers, il reviendrait donc logiquement aux officiers subalternes d’assurer ces tâches. Mais le plus souvent, ils y répugnent. La troupe est donc souvent maintenue à distance du commandement qui attend d’elle une exécution des ordres sans murmure. D’autre part, les officiers font rarement preuve d’exemplarité sauf, sans doute, au cœur des combats, ce qui porte préjudice à la cohésion d’ensemble. C’est particulièrement le cas dans les armées du Golfe où le confort de conditions de vie et des rémunérations avantageuses ont un incontestable effet émollient au quotidien.

Le culte du secret militaire inhérent aux armées arabes d’inspiration doctrinale soviétique et qui a été diffusé dans le Golfe, la méfiance et parfois le mépris vis-à-vis de l’étranger y compris — surtout — lorsqu’il s’agit de « frères arabes » ou musulmans, une certaine paresse intellectuelle à faire évoluer le cadre doctrinal, font que les armées arabes rencontrent d’énormes difficultés à agir en coalition. Les guerres israélo-arabes en ont été une triste démonstration, et le dispositif militaire permanent du Conseil de coopération du Golfe (CCG), Bouclier de la péninsule, une autre, les commandements militaires de chacune des monarchies rechignant à se coordonner.

Des formations peu qualifiantes

La formation des combattants est médiocre par manque de moyens (munitions d’exercice, encadrement adapté, centres de formation, etc.). On « cache la misère » en multipliant les exercices de défilé afin de présenter une troupe de belle prestance lors des cérémonies et parades. Les grandes manœuvres sont rares, on se contente de grands shows le jour des visites des autorités, qui ne sont que des théâtralisations d’une aptitude au combat non maîtrisée. La formation des cadres est un peu moins négligée que celle de la troupe. Toutefois, l’enseignement repose souvent sur des méthodes périmées où l’apprentissage par cœur a plus de place que la flexibilité intellectuelle. Ainsi, dans de nombreuses écoles, les méthodes d’enseignement restent inchangées, les sujets des examens sont rarement modifiés et les élèves de chaque promotion se repassent parfois les corrigés d’une année sur l’autre… Enfin, les formations dans les pays occidentaux sont plus regardées comme des occasions d’améliorer l’ordinaire avec les généreux frais de stage à l’étranger que comme une ouverture sur des concepts militaires intéressants.

Une formation à l’étranger est souvent une récompense, et ce ne sont pas toujours les cadres les plus compétents qui peuvent en bénéficier. Pour ce qui est des formations assurées dans les pays eux-mêmes par des instructeurs occidentaux, ceux-ci rencontrent souvent de très grandes difficultés à assurer une qualité d’enseignement similaire à celle de leurs propres armées. En effet, le personnel à instruire n’a parfois pas le niveau élémentaire requis pour suivre des stages. Ensuite, les formations impliquant un engagement physique individuel intense et prolongé doivent régulièrement être adaptées à la demande des stagiaires ou des officiers. Enfin, pour les armées occidentales concernées, ces actions de coopération ont pour objectif premier de faire en sorte que l’armée concernée garde une bonne image du pays allié, tant pour des raisons politiques que dans une perspective d’achats futurs d’armement. Dès lors, la satisfaction du futur client potentiel prend le pas sur l’efficacité de la formation.

Ces lacunes ne sont le monopole d’aucune armée. On peut donc en conclure que l’inefficacité des armées arabes est avant tout celle de pays en voie de développement, à ceci près qu’elles ont eu à connaître des guerres de haute intensité contre les armées les plus puissantes du monde.

1Parmi les rares exceptions, l’armée argentine face au Royaume-Uni lors de la guerre des Malouines (1982), mais le théâtre des opérations a été singulièrement limité ; et la Serbie face à l’OTAN durant la guerre de 1999.

2La Royal Military Academy Sandhurst (ou RMA Sandhurst) est l’école de formation des élèves-officiers de l’armée britannique et de ceux des pays étrangers liés par des accords de coopération.

Voir en ligne : https://orientxxi.info/magazine/arm...