Voilà 25 ans, le peuple suisse votait la suppression du statut de fonctionnaire.
Il n’existe pas de société libérale, au sens où l’entendraient ses théoriciens. L’État s’est immiscé partout, arguant qu’il lui revenait de juguler les crises, de les réparer quand elles survenaient et, plus récemment, d’assurer un partage équitable des richesses dont il assure, affirme-t-il, les meilleures conditions de production. À mesure que l’État a étendu ses pouvoirs régaliens, le libre consentement des citoyens s’est généralement réduit.
Si la puissance publique a ainsi pris ses aises, il est des pays où cet envahissement a d’emblée été suspect, et où les citoyens ont fait en sorte de pouvoir le contrôler. Ces pays seraient sans doute les mieux appréciés par les théoriciens de l’école autrichienne d’économie, et seraient les moins susceptibles de déplaire à Frédéric Bastiat. La Suisse présente un bon exemple où, forts des droits référendaires dont ils se sont dotés voilà plus de 150 ans pour certains, les citoyens s’appliquent à borner l’irrésistible extension du domaine de l’État.
Parmi ces limites, il en est une, nullement symbolique : la fiscalité indirecte. Avec un taux de TVA de 8,1 %, ratifié par voie référendaire en septembre 2022, et parmi les plus bas parmi des pays qui ont adopté cet impôt sur la valeur ajoutée inventée par un Français, les Suisses envoient un signal clair à leurs gouvernants : cet impôt étant entièrement affecté au financement de postes budgétaires fédéraux, donc géré hors de portée de regard des contribuables, mieux vaut qu’il reste le plus bas possible, ce qu’il est.
Un autre signal comme quoi l’État ne fait pas nécessairement le bien, est le frein à l’endettement. Adopté en votation en 2001 (?), le mécanisme stabilise la dette publique, oblige à une gestion prudente de l’usage des fonds publics. Sous le regard des contribuables, il oblige les acteurs politiques à la modération budgétaire. La « règle d’or » figure dans de nombreuses Constitutions cantonales. Les dépenses courantes n’ont pas à être financées par de la dette. Le premier, le plus grand canton, Zurich, l’a adopté en 2012, rapidement suivi par Fribourg, Soleure, Lucerne, Bâle, Argovie et Saint-Gall. La règle d’or interdit à un exécutif cantonal de passer en force, avec le concours, par exemple, des élus parlementaires.
D’une manière générale, les Suisses tiennent leur État en suspicion. À cette fin, il convient d’éviter qu’il ne dérive de la société civile, au point d’en devenir un corps étranger. La façon dont, voilà 25 ans, a été transformé le statut de fonctionnaire, qui revient de facto à l’avoir supprimé, est particulièrement intéressante [1].
L’État, l’influence de l’entreprise privée, les nouveaux fonctionnaires
Les années 1990 ont profondément marqué nos sociétés. Avec la décomposition de l’Empire soviétique et l’émergence d’une Chine résolument capitaliste, un nouveau monde émerge aux frontières des sociétés occidentales, obligeant les États à repenser leurs missions et leur organisation. Sur la Suisse, attisé par une droite pour qui l’État est une hydre coûteuse, un vent politique nouveau va souffler fort. Engrangeant les points lors des élections, surtout dans la partie alémanique du pays, l’UDC, parti de droite, porte un programme expressément libéral, dénonçant la lourdeur et l’inefficience de l’État.
En résumé, les dépenses publiques doivent être contraintes, et celles qui sont indispensables revues à la baisse. Une des grandes réformes de l’État concerne le statut de fonctionnaire. En Suisse, l’État évolue dans un cadre contraint. Il fonctionne sous la surveillance d’un peuple souverain exigeant, et ses responsables prennent garde à ce que leur conduite soit exemplaire. Dans un rapport de 1998 inspiré de la théorie de la Nouvelle gestion publique alors en vogue et intitulé L’éthique dans le service public [2], il est noté que « sur le modèle du secteur privé, les administrations publiques tentent, depuis quelques années, de formuler pour leurs agents des règles professionnelles contraignantes ».
La démarche a pour ressort une chute de confiance de la population dans la fonction publique. Recul qui s’expliquerait par la multiplication d’irrégularités dans le service public, dues, apprend-on, à des « erreurs de gestion et de recrutement ». Entre 1984 et 1996, il a été prononcé 576 condamnations pour infractions « contre les devoirs de fonction et les devoirs professionnels ».
L’essentiel des faits rapportés concernent l’usage de faux dans les titres commis dans l’exercice de fonctions publiques [3] , suit la violation du secret de fonction (114). Plus sérieusement, sont comptabilisés huit cas de concussion, douze de corruption passive et douze « acceptations d’un avantage ». Les abus d’autorité se chiffrent à 88. Le tout couvre une période de douze ans. L’administration doit mieux former ses cadres et ses services, « moderniser leur culture d’entreprise », comme le préconise le rapport. Au vu des chiffres fournis, il n’y a cependant pas le feu au lac.
En décembre 1998, après un empilement d’expertises et de travaux préparatoires, le Conseil fédéral proposait une loi sur le personnel de la Confédération, et plus largement sur la réforme de l’État [4]. « Dans un contexte de globalisation croissante, l’efficacité du secteur public est un atout majeur dans la concurrence que se livrent les sites économiques ». La culture du résultat, préoccupation propre au secteur privé, s’apprête à débarquer dans le secteur public, une démarche déjà bien lancée depuis 1991 avec, à l’époque, la « Révision totale du statut des fonctionnaires ». C’est sur la gestion de son personnel que l’État met l’accent, non pas tant pour dégager une meilleure productivité, concept vain dans la fonction publique, mais attirer les talents. Concurrencé par le secteur privé, l’État doit « se positionner comme un employeur attrayant, compétitif et social », et agir sur « la modernisation du droit du personnel ».
Il faut bien admettre que le statut des fonctionnaires a pris des rides. La première grande loi sur les personnels de l’État remonte au 30 juin 1927 et, en dépit de révisions régulières, dans le regard des contemporains de cette fin de XXe siècle, cette loi « entrave une nécessaire dynamisation et ne permet pas d’assurer la perméabilité souhaitée entre le service public et le secteur privé ».
Les attributs du statut des fonctionnaires, ainsi qu’il est défini à l’origine gagnent à être rappelés [5].
Pouvait alors être nommé fonctionnaire « tout ressortissant suisse de bonne moralité » ; la nomination était précédée de « la mise au concours public de la fonction vacante », et pouvait être conditionnée à des critères comme l’âge, « l’instruction préparatoire, la possession d’un grade dans l’armée suisse ». La durée du contrat, dite « période administrative », était de quatre années, et le passage dans une classe supérieure était considéré comme un « avancement ». Une clause d’incompatibilité interdisait encore aux fonctionnaires fédéraux d’être « simultanément membres du Conseil national ». Interdiction leur était faite de se « mettre en grève et d’y inciter d’autres fonctionnaires », et ils avaient « le devoir de se comporter avec tact et politesse envers (leurs) supérieurs et (leurs) collaborateurs de même qu’avec le public ».
En matière disciplinaire, le fonctionnaire violant ses devoirs de services, intentionnellement ou par négligence, était passible de sanctions allant du blâme (niveau 1) à la révocation (niveau 9), « chaque mesure pouvant toutefois être accompagnée de la menace de révocation ».
En 1998, il s’agit, pour l’État, de passer à une gestion du personnel « moderne et dynamique ». Sont concernés tous les employeurs de la Confédération : l’administration centrale, les tribunaux, la Poste, les Chemins de fer fédéraux (CFF). Parmi les points de bascule en regard du statut traditionnel, il y a le renoncement à la nomination pour une « durée administrative (statut de fonctionnaire) », qui devient un engagement révocable de droit public. « La garantie du poste de travail pour une période de quatre ans est remplacée par une large sécurité de l’emploi, sous condition de mobilité professionnelle ». La LPers flexibilise donc le statut en fonction de l’évolution du marché du travail, pour le rapprocher des normes prévalant dans le secteur privé. Dans l’argumentaire du Conseil fédéral, la notion de contrat résiliable revient souvent. Une notion qui est loin de faire l’unanimité chez les intéressés.
Le Conseil fédéral en convient : « la possibilité de licencier du personnel pour des raisons économiques et des impératifs d’exploitation reste controversée ».
La loi sur le personnel fédéral introduit des changements majeurs. Ainsi, avec ses 31 classes et ses sept degrés hors classe, le régime des salaires disparaît au profit d’une rémunération selon la fonction, l’expérience et la prestation. Une flexibilité qui permet une meilleure adéquation avec les changements du marché du travail et la situation économique. S’en est fini, comprend-on, de la notion de « compensation du renchérissement » : les augmentations de salaires bénéficieront – ou souffriront, selon les opposants – d’une individualisation plus grande, « en tenant mieux compte des prestations »[6].
Ni les cantons ni les communes n’étaient tenues d’adapter leurs droits du personnel aux dispositions de la LPers. Ils restaient libres de fixer les conditions d’embauche de leurs personnels mais, selon toute probabilité, la législation de leur fonction publique allait rapidement s’en inspirer.
Le 14 août 2000, le projet de loi suscitait un référendum abrogatoire. Avec 84 775 signatures, le Tessin se plaçait en tête des contestataires, suivi de près par le canton de Vaud (11 947) et Berne (10 487). Trois mois plus tard, le 26 novembre, soumise au peuple, la loi du 24 mars 2000 sur le personnel de la Confédération (LPers) était largement acceptée par 1 253 995 de voix (622 381 contre). Hormis le Tessin et le Jura, tous les cantons la ratifiaient. Le taux de participation était de 41,53 %, un taux moyen, comme si, aux yeux des Suisses, la question de l’abandon du fonctionnariat était un objet sans beaucoup d’intérêt. Parmi les arguments favorables à la suppression du statut de fonctionnaire était alors invoquée la disparition souhaitée du « privilège des fonctionnaires ». Aligner le statut des employés fédéraux sur celui des trois millions de salariés ne semblait être que justice aux yeux d’une majorité et, pense-t-on, l’introduction du salaire au mérite stimulerait une administration que certains jugeaient encroutée. À noter que les partisans du PS avaient tourné le dos à la recommandation de leur parti, qui poussait le non, en votant à près de 60 % en faveur de la réforme [7].
À l’été 2002, soit six mois après l’entrée en vigueur de la LPers, 98 % des personnels concernés avaient signé des contrats de travail individuels de durée indéterminée, devenant ainsi des employés de l’État, et non plus des fonctionnaires. Chacune des parties pouvait désormais révoquer le contrat. Au 1er juillet, 32 400 employés de la Confédération avaient changé de statut, et dans huit cas seulement, aucune solution n’ayant pu être trouvé, la résiliation des rapports de service était actée [8].
La réforme du statut des fonctionnaires revenait en réalité à le supprimer. En Suisse, l’État n’a jamais cessé d’être sous le regard du peuple qui, lorsqu’il le peut ou qu’il l’estime nécessaire, lui rogne moins ses attributs que ses budgets. Au long des années 1990, quantité de banderilles ont ainsi été plantées dans les finances publiques, visant notamment les dépenses de fonctionnement de l’État et les salaires de ses agents.
Le 1er juillet 1995 entrait en vigueur le frein aux dépenses. L’instauration du frein à l’endettement, destiné à « empêcher que le budget fédéral ne s’emballe derechef et qu’un nouveau déficit structurel ne puisse se former » [9], fixe un cadre restrictif à l’action publique. La création d’un frein à l’endettement ne se limite pas au Conseil fédéral, mais tacle aussi le Parlement, forçant l’un et l’autre « à gérer le budget d’une manière économe »[10]. Destinée à rendre plus difficile l’adoption par les Chambres fédérales d’arrêtés entraînant des dépenses, la discipline budgétaire visait surtout à protéger « l’attractivité fiscale de la Suisse en tant que lieu d’implantation économique ».
Le 2 décembre 2001, le frein à l’endettement était soumis au peuple. Son verdict est sans appel : avec 84,7 % d’approbation (15,3 % d’opposants), le frein à l’endettement recevait une légitimation démocratique incontestable. Désormais, le Parlement était entravé. Le vote du frein à l’endettement était un coup d’arrêt au laxisme des années 1980, sans interdire pour autant des dépenses extraordinaires, si le moteur économique ralentissait. À noter qu’une large majorité avait plébiscité la mesure, se moquant des consignes de votes des partis s’y opposant. « Malgré le vote compact du PS au parlement, ce parti n’a donc pas tout à fait réussi à convaincre ses partisans »[11].
Finalement, les personnels employés par l’État n’ont pas disparu. Rien qu’à l’État de Genève, il y a 14 institutions autonomes telles que l’Université, l’Hôpital universitaire, l’Aéroport international de Genève, la Fondation des parkings, etc. « remplissant des missions de nature publique, soit ce qu’on appelle communément le « Grand État ». Simplement, ces personnels, très nombreux, ne bénéficient plus du statut d’inamovibles intouchables, généralement associé au statut de fonctionnaire.
[1] À paraître dans François Garçon, Histoire de la Suisse, Éditions Perrin, automne 2024.
[2] L’Ethique dans le service public, Rapport de l’Organe parlementaire de contrôle de l’administration à l’intention de la Commission de gestion du Conseil national, 30 octobre 1998, pp. 30-55.
[3] Code pénal suisse, Titre dix-huitième, Infractions contre les devoirs de fonction et les devoirs professionnels, Art. 317.
[4] Messager concernant la loi sur le personnel de la Confédération (LPers), 14 décembre 1998
[5] Statut des fonctionnaires (StF) 30 juin 1927, pp. 1-37.
[6] Département fédérale des finances, 3 novembre 1999, https://www.admin.ch/cp/f/38203EED.F9BB49A3@gs-efd.admin.ch.html
[7] Andreas Sidler et autres, in Vox, Analyse des votations fédérales du 26 novembre 2000,
[8] Département fédéral des finances, 11 juin 2002, https://www.admin.ch/cp/f/3D3276C9.643169C1@gs-efd.admin.ch.html
[9] Message sur le frein à l’endettement, 5 juillet 2000, pp. 4296-4371
[10] Programme de législature 1999-2003, Rapport de la commission spéciale du Conseil national, 29 mai 2000, page 5532
[11] Lukas Zürcher et autres, in Vox, Analyse des votations fédérales du 2 décembre 2001,