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Pour équilibrer son projet de budget, le gouvernement fédéral allemand a proposé en décembre dernier deux mesures affectant les agriculteurs pour un montant total de près d’un milliard d’euros (la suppression d’allègements fiscaux sur le carburant agricole et sur l’impôt sur les tracteurs). C’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase dans les milieux agricoles déjà en mal-être.
À l’origine de la révolte : la nécessité d’équilibrer le budget 2024
En Allemagne, on ne badine pas avec l’orthodoxie budgétaire.
Saisi par des députés CDU-CSU, le Tribunal constitutionnel fédéral, qui siège à Karlsruhe, a rappelé le gouvernement de la coalition des « feux tricolores » – rouge pour le SPD, jaune pour le FDP et vert évidemment pour les Verts – à l’ordre le 15 novembre 2023 : la modification du budget supplémentaire 2021 – le ré-échelonnement des crédits pour la lutte contre la covid non utilisés et leur affectation à un fonds pour le climat – était anticonstitutionnelle.
Cela a créé un trou de quelque 60 milliards par rapport aux ambitions affichées. Il a fallu revoir les projets, couper dans les dépenses et trouver de nouvelles recettes. Début décembre 2023, le gouvernement fédéral s’est retrouvé avec un déficit de 17 milliards d’euros à combler.
Ponctionner l’agriculture
Il a été proposé de supprimer une ristourne sur les taxes perçues sur le gazole agricole ainsi que l’exonération de la taxe sur les véhicules, en vigueur pour les véhicules agricoles et sylvicoles.
Coût pour l’agriculture : près d’un milliard d’euros – 900 millions selon cet article d’Agrarheute . Pour une exploitation moyenne à temps plein, le remboursement de 21,48 centimes d’euro par litre de gazole au cours de la campagne 2020/2021 valait au total 2883 euros. La perte estimée pour une exploitation mixte est de 3000 euros, et près de 3900 euros pour une exploitation en grandes cultures. Ce ne sont que des moyennes. Des chiffres bien plus importants ont été articulés ici.
Des craintes ont également été exprimées – par les Verts du Landtag de Bade-Wurtemberg – pour la viabilité des exploitations des double-actifs avec, par exemple, des effets induits sur la protection des paysages et de la biodiversité.
Il est bien sûr illusoire que les agriculteurs puissent compenser la perte par une augmentation des prix. Et cette ponction se traduit par une perte de compétitivité par rapport aux autres États membres de l’Union européenne.
Un premier coup de semonce à la mi-décembre 2023
L’ampleur de l’effort mis à la charge de quelque 256 000 entreprises, et sa disproportion par rapport aux mesures affectant d’autres catégories d’acteurs de la vie économique ont mis le feu aux poudres chez des agriculteurs déjà en proie à des difficultés de tous ordres : matérielles, avec notamment une année météorologique peu favorable sinon désastreuse qui, du reste, n’augure rien de bon pour les récoltes des cultures d’hiver en 2024 ; économiques, avec l’inflation des coûts et des prix bas pour les céréales, et un manque de prévisibilité ; administratives, avec le harcèlement réglementaire et les délires bureaucratiques ; et peut-être même sociales : nombre d’agriculteurs ont le sentiment de ne pas être reconnus pour leur contribution à la société.
Des manifestations massives ont eu lieu le lundi 18 décembre 2023, partout en Allemagne. C’étaient par exemple 8000 à 10 000 personnes et plus de 3000 tracteurs à Berlin selon l’Union des Agriculteurs Allemands (DBV – Deutscher Bauernverband), 6600 personnes et 1700 tracteurs selon la police.
Solidarité et cohésion gouvernementales ?
C’était l’occasion de mesurer la solidarité et la cohésion gouvernementales : le ministre fédéral de l’Agriculture Cem Özdemir a pris la parole pour exprimer sa solidarité avec… les agriculteurs !
Il se serait opposé aux mesures envisagées. « Je sais que la suppression [des exonérations] vous touche plus durement que d’autres secteurs […] Je m’engagerai de toutes mes forces pour que cela ne puisse pas se passer ainsi ! » Dans le même temps – air connu en France – il affirmait que le monde agricole devait prendre sa part.
Par ailleurs, des dirigeants politiques de plusieurs Länder – Rhénanie-du-Nord-Westphalie, Bavière, Basse-Saxe – se sont clairement exprimés contre la proposition de la coalition gouvernementale.
Ils seront rejoints ultérieurement par les ministres-présidents de la Sarre, du Brandebourg, de la Basse-Saxe et du Schleswig-Holstein, ainsi que du Mecklembourg-Poméranie-Occidentale.
Les oppositions sont donc venues de tous les bords politiques de gouvernement. Même les Verts du Landtag de Bade-Wurtemberg !
Un petit pas… trop petit ?
Le président du DBV, Joachim Rukwied, avait prévenu : les manifestations du 18 décembre 2023 seraient un tour de chauffe si les agriculteurs n’obtenaient pas satisfaction.
Le 4 janvier 2024, la coalition annonça une nouvelle proposition, selon un accord conclu entre le chancelier fédéral Olaf Scholz (SPD), le vice-chancelier Robert Habeck (Verts) et le ministre fédéral des Finances Christian Lindner (FDP) : l’exonération de la taxe sur les véhicules serait maintenue, et la ristourne sur la taxe sur le gazole payable en 2024 sur la consommation de 2023 également, mais réduite les années suivantes en trois fractions de 40, 30 et 30 points de pourcentage, respectivement. Les quantités consommées en 2026 ne seraient donc plus subventionnées.
C’est un accord au sommet. Le ministre fédéral de l’Agriculture Cem Özdemir a semblé vouloir sauver la face dans un communiqué de presse :
« … La charge disproportionnée imposée à l’agriculture et à la sylviculture dans le cadre de la nécessaire consolidation budgétaire n’est donc plus d’actualité. »
Des manifestations monstres le 8 janvier 2024
La profession agricole n’est évidemment – et à juste titre – pas de cet avis. Insuffisant ! « Au final, cela signifie la mort à petit feu », a aussi déclaré M. Joachim Rukwied. Les professionnels du secteur ont entamé leur semaine d’action le lundi 8 janvier 2024.
Un seul chiffre : il y aurait eu 100 000 tracteurs sur les routes, selon Agrarheute. Les manifestations se sont déroulées dans le calme. Les mots d’ordre des dirigeants et de quelques personnalités influentes ont été entendues.
Mais auparavant, il y avait aussi eu des actions que nous n’aimerions pas voir, ni en Allemagne ni en France. Ainsi, le 4 janvier 2024, des agriculteurs ont tenté d’empêcher un ferry, dans lequel se trouvait le vice-chancelier Robert Habeck, d’accoster à Schlüttsiel, en Schleswig-Holstein.
Parmi les commentaires de M. Cem Özdemir (oui, il y a eu du « en même temps »…) : « La majorité des agriculteurs et agricultrices allemands défendent leurs intérêts par des moyens démocratiques. C’est leur droit. »
Marques de soutien et manifestations communes avec les transporteurs
Comme le rapporte Agrarheute, les manifestations ont été bien accueillies, avec de nombreuses expressions et actions de soutien. Willi l’agriculteur note sur son blog que les gens applaudissaient les manifestants à Cologne et distribuaient du café, et qu’à de nombreux endroits les commerçants locaux approvisionnaient les manifestants.
Selon un sondage de N-TV, toutefois non représentatif, 91 % des répondants approuvaient les revendications des agriculteurs. Mais il ne faut pas se leurrer : sitôt les manifestations terminées, les médias et l’opinion publique passent à autre chose.
Il y a aussi eu des actions en signe de solidarité. Ainsi, près de Minden en Rhénanie-du-Nord-Westphalie, dix péniches ont bloqué le Mittellandkanal. À Munich, si M. Karl Bär, président des Verts à la commission agricole du Bundestag, a été hué, M. Heinrich Traubinger, de l’artisanat bavarois de la boulangerie, parlant aussi au nom d’autres entités, a été applaudi :
« Si on peut compter sur quelqu’un, c’est bien sur les agriculteurs […] Sans les agriculteurs, il n’y aurait pas de boulangeries ! »
Ce n’est pas vraiment anecdotique, mais symptomatique d’un désenchantement, et aussi d’une solidarité de filière : M. Cem Özdemir devait visiter une brasserie le 10 janvier 2024, événement prévu de longue date. Il a été « désinvité » par le patron de la brasserie :
« Par solidarité envers l’agriculture locale, nous avons donc décidé, après mûre réflexion, de retirer notre invitation à la visite de notre brasserie familiale d’Aalen. […] Ici, dans l’Ostalb en particulier, nous vivons de et avec l’agriculture paysanne : c’est d’elle que nous tirons une grande partie des matières premières de notre brasserie, comme l’orge de brasserie ou le blé de brasserie cultivés dans la région. »
Une voix dissonante : Greenpeace
Greenpeace s’est manifesté trois fois, les 18 décembre 2023 et les 4 et 8 janvier 2024, avec des arguments douteux :
« Les inondations dues au changement climatique inondent actuellement les champs et les pâturages dans toute l’Allemagne et l’Union allemande des agriculteurs veut continuer à protester contre la protection du climat – c’est incompréhensible. »
« Compte tenu des milliards de subventions accordées à l’agriculture, la suppression prévue des subventions pour le gazole est tout à fait supportable », écrit-elle aussi. Et la solution serait déjà là : « La technique existe, les premiers tracteurs électriques sont déjà en service. »
Le gouvernement en difficulté
D’une manière générale, la coalition gouvernementale allemande est un mariage peu harmonieux, souvent réduit à des compromis boiteux. Ainsi, dans le domaine agricole, les Verts étaient contre le renouvellement de l’autorisation du glyphosate, le FDP pour… et le gouvernement s’est abstenu à Bruxelles. La question des nouvelles techniques génomiques divise également… la stratégie « Bio 2030 » d’un Cem Özdemir qui ne voulait pas les évoquer dans le document, ne passe pas la rampe en réunion interministérielle.
Selon un sondage de début décembre 2023, 68 % des répondants trouvaient que le gouvernement faisait mal son travail, mais ils n’étaient que 35 % à estimer qu’un gouvernement mené par la CDU-CSU ferait mieux. Et ils sont 57 % à estimer que le gouvernement ira jusqu’au bout, en 2025.
D’aucuns se font des idées sur des convergences de lutte. Des actions communes sont ainsi prévues par les agriculteurs, les transporteurs et chauffeurs routiers. Les conducteurs de train viennent de se mettre en grève. Les extrêmes se mettent à rêver…
Les prévisions sont certes difficiles, surtout si elles concernent l’avenir. Mais l’Allemagne est (encore ?) résiliente. Et 66 % des sondés ont trouvé que 2023 avait été une bonne année pour eux, 28 % pensant que 2024 sera meilleur, 58 % pareille, et seulement 13 % moins bonne.
Les agriculteurs, en ce moment sur le devant de la scène, ont fait leur maximum, avec succès, pour que leurs manifestations ne soient pas dévoyées. L’épouvantail de l’extrême droite et de la descente aux enfers a été vigoureusement agité, en partie dans une tentative de jeter le discrédit sur les manifestations (ce qui a été vigoureusement dénoncé par le président du syndicat fédéral de la police). Au gouvernement, un Robert Habeck plaide avec éloquence pour le respect des principes démocratiques.
La question qui fâche est maintenant devant le Bundestag, appelé à adopter le budget pour 2024. C’est aussi une question majeure pour l’échéance électorale du renouvellement du Parlement européen.