Pour dire une histoire tourmentée, marquée par le colonialisme, la violence, la guerre civile et un système politique étouffant, les écrivains ont su, à travers les décennies, trouver les mots justes.
Aube du 13 juin 1830, à l’instant bref et précis durant lequel la lumière du jour éclate sur la profonde cuvette. Il est 5 h du matin. En face de la formidable flotte qui brise la ligne d’horizon, la Ville imprenable se dévoile, une blancheur irréelle, des éclats de bleu et de gris. […] Face à elle, la flotte française glisse lentement sur l’eau dessinant un ballet somptueux depuis les premières lueurs de l’aurore jusqu’au midi aveuglant. […] Ce 13 juin 1830, le face-à-face dure deux, trois heures et même plus, jusqu’aux lueurs qui précèdent le zénith. Les envahisseurs furent presque destinés à devenir des amants ! […] Et le silence de ce matin suprême précède la longue séquence des cris et des meurtres qui rempliront les décennies à venir.
Assia Djebar, L’Amour, la fantasia, Albin Michel, 1995.
Assia Djebar, l’une écrivaines algériennes des plus importantes, disparue en 2015, raconte ici poétiquement le début de la colonisation française de l’Algérie, une colonisation longue de 132 ans et qui aura bien peu à voir avec la poésie.
Bien que formellement sous domination ottomane, l’Algérie de 1830 est depuis trois siècles un État substantiellement indépendant, gouverné par divers chefs locaux qui opposent une rude résistance à l’armée française, notamment dans les zones internes du pays. Parmi eux, l’émir Abd Al-Kader, figure charismatique à mi-chemin entre leader politique et chef spirituel, héros national algérien, est contraint de se rendre en 1847.
« Nous avons dépassé la barbarie des barbares »
La présence française en Algérie dévoile très vite son vrai visage : pillages, dévastations, assassinats arbitraires, massacre de tribus entières comme celle des Ouled-Riah, dont la population cachée dans des grottes fut enfumée par ordre du colonel Pélissier. En 1833, seulement trois ans après le début de la colonisation, une commission française décrit ainsi la situation de la nouvelle colonie :
Sur la base de simples soupçons et sans procès, nous avons exécuté des personnes dont la culpabilité s’est révélée par la suite plus que douteuse… […] ; sur la base d’un soupçon, nous avons massacré des populations entières […]. En un mot, nous avons dépassé la barbarie des barbares que nous étions venus civiliser1.
Le Code de l’indigénat, promulgué en 1881, est appliqué jusqu’en 1944. En substance, il divise la population présente en Algérie entre « citoyens » et « indigènes », faisant apparaitre ce virus raciste qui est à la base de chaque entreprise coloniale. En 1889, tous les étrangers sur le territoire, mais aussi les juifs d’Algérie, obtiennent le statut de citoyens français, tandis que les Algériens de confession musulmane sont définis génériquement comme « sujets français », main d’œuvre à bas coût pour les colons blancs.
La France adopte toujours les apparences d’un bourreau monstrueux. […] C’est pourquoi la France ne reconnait pas à l’Algérien le statut d’homme, c’est pourquoi elle l’a toujours traité comme une race inférieure, c’est pourquoi elle a enseigné dans ses écoles cette conception odieusement raciste2.
Un pauvre analphabète
La déshumanisation des « indigènes » survient toujours à travers leur absence du récit historique, afin qu’ils restent des objets anonymes dans la narration de la puissance coloniale et n’accèdent jamais au rôle de sujets de leur propre histoire. Kamel Daoud, journaliste et écrivain contemporain, a essayé dans Mersault, contre-enquête (Actes Sud, 2014) d’« indemniser » ces victimes anonymes et oubliées. Ce roman complexe est une sorte de réécriture de L’Étranger d’Albert Camus publié en 1942, dans lequel le protagoniste est cette fois l’arabe anonyme tué sur la plage par le français Meursault. L’histoire est racontée du point de vue de la victime qui a finalement un nom, Moussa. Son assassin, en revanche, n’a plus le droit à la parole. Le narrateur est le frère de Moussa qui, dans l’Algérie des années 1990, raconte dans un bar d’Oran à un interlocuteur muet l’histoire de sa vie, celle de son frère et de leur mère :
Le fait est qu’il s’agit d’une histoire remontant à plus d’une moitié de siècle. On en avait beaucoup parlé. Et on en parle encore, mais tout le monde ne mentionne qu’un seul mort - et c’est honteux, tu vois, parce il y a eu deux morts. Oui, deux. La raison de cette omission ? Le premier savait raconter, si bien qu’il est parvenu à faire oublier son crime, tandis que le second était un pauvre analphabète […] un anonyme qui n’a même eu le temps d’avoir un nom. […] Il ne reste rien de lui. Il ne reste que moi pour parler à sa place, assis dans ce bar à attendre des condoléances que personne ne me fera. […] Qui est Moussa ? Mon frère. Voilà où je voulais en venir. Te raconter ce que Moussa n’a jamais pu raconter. […] Imagine, c’est un des livres les plus lus au monde, mon frère aurait pu devenir célèbre si ton auteur lui avait donné un nom H’med ou Kaddour ou Hammou, juste un nom pour l’amour du ciel ! […] Mais non, il ne lui a pas donné de nom, car sinon mon frère aurait représenté un problème de conscience pour l’assassin : ce n’est pas facile de tuer un homme qui a un nom.
Il y aura des milliers de morts anonymes et oubliés pendant la période coloniale. Le 8 mai 1945, alors qu’on fête en Europe la victoire contre l’Allemagne nazie, en Algérie, en Kabylie, dans les villes de Sétif et Guelma, des révoltes populaires revendiquant l’indépendance de la domination coloniale française sont réprimées dans le sang :
Nos 45 000 morts de Sétif à Guelma empilés
Brillent comme des tomates qui nourrissent des fourmis au soleil3.
Bombardements, expéditions punitives… : un vrai massacre qui sert de toile de fond au roman Nedjma de Yacine Kateb (Seuil, 1956), événement capital pour la littérature algérienne. Nedjma (étoile), femme-mythe née d’un adultère et d’un crime est la protagoniste du roman et une incarnation de l’Algérie. Désirée et violée, victime des exactions coloniales, elle semble devoir tirer sa force de la souffrance et du sang pour lancer la construction d’une nouvelle société.
C’est la route des Vandales. C’est une route d’Algérie ou de Constantine, de Sétif ou de Guelma […]. C’est la route de Nedjma, mon étoile, l’unique artère où je veux mourir. C’est une route toujours au crépuscule, où les maisons perdent leur blancheur comme s’il y avait du sang, avec la violence des atomes au moment de l’explosion… Ici les cadavres que la police ne veut pas voir sont étendus à l’ombre ; mais l’ombre s’est mise en travers de l’unique lumière du jour, et le tas de morts reste en vie, parcouru par la dernière vague de sang.
« La révolution est par définition ennemie des demi-mesures. Le processus révolutionnaire est irréversible. L’indépendance n’est pas une concession et ne dépend pas du gouvernement français », écrivait Frantz Fanon en 1957, et la révolution algérienne après le massacre de Sétif fut inarrêtable. Au milieu des années 1950, le Front de libération nationale (FLN) nait de la fusion de deux groupes politiques et mène de 1954 à 1962 une longue bataille contre l’armée française pour l’indépendance du pays.
Fanon et le voile des femmes
Les femmes participent activement à la révolution algérienne avec des actions de sabotages et autres opérations clandestines. Enfin hors de chez elles, « dévoilées », notamment pour passer inaperçues dans les quartiers français des villes, les Algériennes essayent durant les années de révolution de se débarrasser de l’oppression coloniale, mais aussi de celle du patriarcat.
Le voile des femmes est frustrant pour les hommes européens, car le regard colonial n’accepte pas de limites et se fixe maladivement sur le corps féminin. Il veut voir pour imposer son autorité : « révéler » équivaut à conquérir. La femme incarne l’Algérie toute entière, la maxime du gouvernement français à l’apparition des premiers mouvements révolutionnaires semble être : « Prenons les femmes et le reste viendra ». À l’opposé, la femme voilée est pour les Algériens le refus de l’hégémonie coloniale, « elle perd sa subjectivité et individualité et endosse le rôle de symbole de la nation » : les femmes algériennes sont piégées.
L’effervescence révolutionnaire de ces années se confronte aussi à la société traditionnelle algérienne. Ce sont surtout les nouvelles générations qui comprennent que la révolution, pour être vraie et durable, doit abattre les structures patriarcales de la société ; la décolonisation doit entrer dans les maisons, rompre l’immobilisme. Ce conflit de génération et de genre est raconté dans plusieurs romans algériens, parmi lesquels Un Été africain de Mohammed Dib, écrit en 1959 (Seuil). Lors d’un été semblable aux autres par sa chaleur suffocante et sa lumière aveuglante, l’écrivain « surprend » les dialogues de divers personnages, ici dans une maison bourgeoise, là dans une maison paysanne. Sur fond de révolution, la jeune Zakya sent que son monde change, mais son père et sa mère ont décidé pour elle du traditionnel destin de femme-mère.
Maman, tu ne réponds pas, alors cela veut dire que j’ai raison. Je suis sûre que tu me comprends : je suis terriblement inquiète, je ne sais pas pourquoi. J’ai l’impression que la vie m’a déjà fanée […] Fonder une famille, avoir des enfants ? Pourquoi ? Pour qui ? Pas pour moi, je n’en veux pas. Pourquoi mettre au monde d’autres êtres vivants qui ne sauront quoi faire de leur propre vie ? […]
Yamna serre sa fille contre elle.
Calme-toi, trésor, calme-toi.
Je n’y arrive pas. La tranquillité me fait si mal !
Yamna se tait et réfléchit.
Je ne comprends plus les jeunes de ton âge […]. Autrefois, une femme n’avait même pas idée de faire des objections sur le mariage, cela n’arrivait pas et ne pouvait pas arriver ! Et du reste qui lui demandait son avis ? […] Il faut un peu de patience ma chérie. […]
C’est avec cette sagesse que vous nous paralysez. Il ne nous reste plus qu’à nous habituer à ne plus respirer, puis prétendre que l’air n’existe pas. Oublier le mal, oublier la fatalité à laquelle nous sommes destinées : c’est tout ce que tu peux me proposer ? Mon Dieu !
Imposition d’une langue et d’une culture
Le roman autobiographique Les Hommes qui marchent de l’auteure Malika Mokedem (Grasset, 1997) démarre lui aussi dans les années 1950. À la maison de Leïla, jeune protagoniste du récit, de nouveaux objets apparaissent : le réfrigérateur, mais surtout la radio qui sera, par La voix de l’Algérie libre et combattante émise par le FLN, un instrument essentiel de la diffusion des idées révolutionnaires et indépendantistes. Leïla, obligée de s’occuper de ses jeunes frères, est perturbée par les grossesses incessantes de sa mère et lutte contre son père pour pouvoir continuer ses études. Les conflits familiaux deviennent à l’école des « conflits » coloniaux. Ce sentiment d’aliénation et de distanciation causé par l’imposition de la langue et de la culture française pour essayer d’anéantir la mémoire et l’histoire algérienne grandit en Leïla :
La vie de Leïla, la petite écolière, était pleine de mensonges et de contradictions. L’arabe, sa langue maternelle […] elle ne l’écrivait pas. À l’école, elle étudiait le français. […] Comme elle aurait aimé apprendre à lire et à écrire l’arabe ! À l’école ils lui infligeaient obstinément une nationalité française, des ancêtres gaulois. […] La gamine vivait dans le désert, aux pieds du Barga, sa dune, et à l’école on lui demandait de dessiner un chalet de montagne ou une maison de campagne. Des choses qu’elle n’avait jamais vues. Quelle aberration ! Cela l’emplissait d’une étrange sensation d’irréalité qui faisait sonner dans sa tête des cloches dissonantes… […] et sa petite maison arabe, blanche coquille échouée sur les rives de la mer de sable ? Et ses palmiers, longs rappels verts lancés vers le ciel, qui n’ont jamais vu d’herbe à leurs pieds ? […] Et l’incendie des couchers de soleil qui dans sa poitrine consumait sa peur, qui depuis le ksar calmait tous les bruits et auquel, du haut minaret lointain, se vissait la voix gutturale du muezzin. Tout ceci, personne ne demandait à Leïla de le raconter, comme si cette autre vie n’existait pas. […] Une dualité naissait déjà en elle, avec ses joies aigres-douces, avec ses conflits douloureux, avec ses perfides petits désirs de revanche.
La situation en Algérie est désormais hors de contrôle et les colons se plaignent de la faiblesse de l’aide militaire de la part du gouvernement français pour réprimer les révoltes. En 1959, Charles de Gaulle est élu président de la Ve République française. Après une première période de soutien à la politique coloniale, il change radicalement de voie et s’exprime favorablement pour l’autodétermination de l’Algérie. Des négociations secrètes débutent deux ans plus tard entre le gouvernement français et le gouvernement provisoire de la République algérienne de Ferhat Abbas, créé par le FLN en 1958 et basé à Tunis.
Le silence comme arme
Les colons et les « pieds-noirs » jugent cette nouvelle attitude du gouvernement français comme une trahison. En 1960 est créée l’Organisation de l’armée secrète (OAS), une organisation paramilitaire opposée à l’indépendance algérienne, et ses membres commettent durant les deux années suivantes de nombreux attentats terroristes sanglants en Algérie et en France. Le roman Regard blessé de l’écrivain Rabah Belamri (Gallimard, 1987) prend place dans cette nouvelle période de terreur. C’est une double tragédie qui y est racontée, personnelle et collective. Le jeune Hassan, protagoniste du livre, perd progressivement la vue, notamment à cause des méthodes archaïques utilisées par sa famille pour le guérir ; tandis qu’autour de lui la torture et la mort se répandent :
Les jours et les nuits étaient scandés par le crépitement des armes automatiques et le hurlement des sirènes des ambulances. Les « commandos Delta » [Formations armées de l’OAS] étaient déchainés, en proie à une folie assassine. Depuis les hauteurs de la ville, on tirait sur les quartiers arabes. On mitraillait des camions pleins d’ouvriers de retour des chantiers. On abattait à bout portant des enfants qui continuaient à jour sur les trottoirs. On torturait dans les sous-sols et jetait les corps mutilés dans la rue. On dévalisait les bureaux de poste. On mettait le feu à des bureaux de l’administration publique.
Le roman se déroule en 1962, quelques mois avant l’indépendance algérienne, juste au moment où les affrontements deviennent plus sanglants. Hassan, trop jeune et malade peut seulement mettre en acte sa « résistance passive » pendant les visites à l’hôpital pour essayer de guérir sa cécité, en refusant de répondre au médecin en langue française. Le silence, comme l’explique bien Ian Chambers, est une des armes des colonisés : « Refuser de répondre équivaut à nier la langue dans laquelle on est interpellé ».
Dans les dernières pages du livre, l’enthousiasme pour l’indépendance tout juste conquise est immédiatement obscurci par de nouvelles violences et vengeances, comme si l’histoire de l’Algérie ne pouvait pas échapper à un destin sanglant.
« Fidèle à la douleur et au deuil »
Dans Meursault, contre-enquête, la mère de Moussa incarne justement l’Algérie de la période post-indépendance. Femme oppressante, « fidèle à la douleur et au deuil », elle pousse son fils à venger le meurtre de son frère. Pour apaiser sa folie, le protagoniste narrateur, frère de Moussa, tuera au hasard un « Français quelconque », encore une fois un anonyme.
Au lendemain de 1962, le pays est secoué par des luttes internes entre diverses factions qui amènent finalement Ahmed Ben Bella à être désigné premier président de l’Algérie indépendante. Dans ses trois années de gouvernement, Ben Bella mène des réformes de type socialiste, mais, le 19 juin 1965, le vice-président et ministre de la défense Houari Boumediene entreprend un « redressement révolutionnaire », un coup d’État, destituant le président accusé de ne pas être en mesure de réaliser une gestion de l’État similaire à celle du socialisme soviétique.
L’indépendance est le premier pas pour la décolonisation, mais n’est pas toujours suffisante à la création réelle d’une « humanité neuve » à la pensée décolonisée. La plupart des politiques de nationalisation mises en œuvre par le nouveau gouvernement ne firent rien d’autre que de céder aux élites militaires autochtones les privilèges de la vieille bourgeoisie coloniale, même si, par exemple, la nationalisation du pétrole de 1971 permit une décisive et significative croissance économique du pays. En outre, l’imposition de la politique du parti unique ne tint pas compte de la complexité de l’histoire algérienne, et surtout ne fut pas en mesure d’entamer un processus de liquidation des pratiques coloniales, acte indispensable pour la réalisation de sociétés réellement démocratiques.
La Répudiation, de l’écrivain Rachid Boudjedra, écrit en 1969, raconte l’Algérie des années post-indépendance. Le protagoniste Rachid est profondément malade, schizophrène, exactement comme son pays devenu désormais un « immense hôpital ». La répudiation immédiate de sa jeune mère amène Rachid, héros négatif et désacralisé, à renier son père et tout le monde patriarcal, hypocrite et décadent. Le protagoniste évolue entre le sang et les fumeurs de kif dans une Algérie dans laquelle la « faune rose », les Européens expulsés en 1962, fait son retour avec des projets de coopération de type néocolonial. Raconter son histoire à sa jeune compagne semble être la seule thérapie efficace pour Rachid, ainsi que pour tant d’autres Algériens : « se vider de cette folie discursive » pour essayer de retrouver une conscience de soi dans une continuité spatio-temporelle.
Ceux qui « pratiquaient la politique »
En 1978, à la mort de Houari Boumediene, Chadli Bendjedid accède au pouvoir et amorce une politique libérale, démantelant les appareils étatiques et anéantissant les efforts des précédents gouvernements dans le champ économique. Le Code de la famille est promulgué en 1984, considérant la femme algérienne comme une mineure à vie, sujette aux décisions du père et puis du mari.
La chute du prix du pétrole au milieu des années 1980 fait littéralement exploser l’économie algérienne, obligeant le gouvernement à pratiquer une politique d’austérité qui sera la cause du début des révoltes de 1988 durement réprimées par l’armée. Camping (2002) d’Abdelkader Djemaï raconte à travers les yeux d’un enfant de onze ans l’été précédant les affrontements de 1988, affrontements qui eux-mêmes précèdent l’éclatement de la guerre civile. Les vacances paisibles en camping à la mer, évoquant l’atmosphère des vacances italiennes des années 1980, seront le prélude à quelque chose de terrifiant dont le sombre présage flotte dans les pages du livre.
Même les piles pour les transistors, les machines à laver, les cuisinières électriques et les réfrigérateurs étaient tous d’importation. On en trouvait pour des sommes raisonnables dans les magasins d’état, dont certains seront incendiés au cours des troubles de l’octobre 1988. Sans que nous nous y attendions, la ville, le pays nous tombèrent sur la tête du 25e étage. Je me rappelle la chaussée, les trottoirs parsemés de paquets de lessive éventrés, les vitrines brisées. Bien vite, je fêtais mes douze ans. C’était les secondes vacances de ma vie. Et les dernières. L’été qui suivit fut un été de cendres.
Tempêtes de l’ile aux oiseaux (Marinoor, Alger, 1998 ; en arabe) de l’écrivain Djilali Khellas débute également lors des événements de cette année. Le narrateur est un journaliste qui, arrêté par les forces de l’ordre, raconte depuis sa cellule la longue Histoire algérienne en partant depuis 1492, année de la chute de l’Andalousie, en passant par les périodes ottomane, coloniale puis post-indépendance. L’écrivain souligne de cette manière comment les événements historiques sont toujours interprétés comme divers moments d’une séquence unique, et non comme des événements en soi. Khellas raconte les tortures subies, le suicide de la disparition et de l’émigration des intellectuels et écrivains, des événements qui feront partie à la longue de l’Histoire du pays :
Le fil qui unit tous ces cas de disparition est que les victimes ‟pratiquaient la politique”, comme disent en murmurant les habitants de la ville. […] Ils m’ont arrêté et conduit dans une étrange cachette les yeux bandés et les mains liées. Électricité. Forcé à m’asseoir sur des bouteilles savonnées. […] les accusations sont claires. Je suis un journaliste qui a outrepassé les limites de sa profession, parler au ‟peuple” est interdit.
Les affrontements de 1988 poussent le gouvernement à promulguer une nouvelle Constitution qui met fin au parti unique et ouvre la voie du multipartisme. Les élections de 1991 voient la nette victoire du Front islamique du salut (FIS), mais, en 1992, un coup d’État militaire ramène le pouvoir dans les mains du « Comité suprême d’État », composé notamment d’un militaire et de militants du FLN. S’ouvre alors une longue saison de censure, d’arrestations et de tortures aux dépens des membres du FIS. La réponse des mouvements islamiques est la création de groupes armés, opposés entre eux, parmi lesquels le Mouvement islamique armé (MIA), proche du FIS, et le Groupe islamique armé (GIA) formé en grande partie des ex-combattants antisoviétiques en Afghanistan. L’Algérie est secouée par de nombreux affrontements entre l’armée et les groupes armés, mais aussi de violents actes terroristes des mouvements islamiques ciblant intellectuels laïcs et journalistes, qui décident de quitter en nombre le pays.
À cette période, écrire devient une urgence pour essayer de comprendre ce qui se passe dans la vie réelle. Beaucoup d’écrivains décident de le faire en arabe, comme Khellas, tandis que d’autres continuent d’écrire en français. Comme l’affirme Jolanda Guardi, pour quelques intellectuels algériens la « castration du sens » causée par la violence « insensée » de ces années est impossible à raconter en arabe tandis que, pour d’autres, l’arabe est la seule langue pouvant l’exprimer4. La question de la langue redevient cruciale ; le français, la langue de l’oppression coloniale, mais aussi « trésor de guerre », comme l’avait défini Kateb Yacine, est désormais une langue interdite, la langue de la trahison pour les mouvements terroristes de matrice islamique. `
L’arabe, le français et... l’italien
Dans la nouvelle « La femme en morceaux » (in Oran, langue morte, Actes Sud, 1997) d’Assia Djebar, Atika, jeune enseignante de français au lycée d’Alger, est égorgée devant ses élèves alors qu’elle raconte à sa classe justement le « conte de la femme aux mains coupées », un récit des Mille et une nuits. La « professeure », comme elle est appelée par un des terroristes qui font interruption dans la classe, est coupable d’avoir choisi plusieurs langues, de vouloir être « perméable » à plusieurs langues et plusieurs cultures ; bien que sa tête ait été coupée, sa voix continue à raconter.
Je serai professeure de français. Mais vous verrez, avec des élèves réellement bilingues, le français me servira pour aller et revenir : dans tous les espaces et dans divers idiomes.
La guerre civile dure jusqu’en 2002, mutilant le peuple algérien et poursuivant également les écrivains en exil. Par exemple, les romans d’Amara Lakhous ou d’Amor Dekhis, écrits en italien, et qui ne semblent pas avoir de rapport avec l’histoire algérienne, comme l’affirme Paola Rotolo dans sa thèse, cachent pourtant l’indicible « dans les plis de l’écriture » : le traumatisme causé par la violence, mais aussi le sentiment de culpabilité envers ceux restés au pays. La nausée, l’angoisse, les ulcères qui affligent les divers personnages, la présence dans les romans d’animaux féroces, ne sont rien d’autre que le reflet de ce monstre créé et alimenté par les années de violence coloniale, de violence d’État et de violence terroriste.
Depuis 1999, Abdelaziz Bouteflika, ex-membre du FLN, est président de l’Algérie. Malgré la fin de la guerre civile, le pays ne semble pas avoir encore trouvé une vraie libération. En 2001, les grandes manifestations en Kabylie, autre grande question irrésolue, ont été réprimées comme celles des « printemps arabes » de 2011. À la mi-septembre 2018, le président français Emmanuel Macron a reconnu pour la première fois les actes de torture commis par l’armée française sur le peuple algérien pendant la période coloniale. Et s’il a fallu presque deux cents ans pour cette reconnaissance, qui ne peut encore être appelée justice, le parcours de l’Algérie vers une réelle pacification et un gouvernement démocratique est encore long. La narration reste, comme souvent, le seul antidote à la déshumanisation, au piège de la violence et de l’unique. Le dernier salut est dans les livres qui racontent les histoires en plusieurs langues.
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Article original : Silvia Moresi, « L’Algeria, una storia in più lingue », Q Code Magazine, 12 octobre 2018. Traduit de l’italien par Sylvain Bianchi.
1Traduit de Voci e silenzi postcoloniali. Frantz Fanon, Assia Djebar e noi, Renate Siebert, Carocci.
2Traduit de Frantz Fanon, La rivoluzione algerina e la liberazione dell’Africa. Scritti politici (1957-1960), Ombre corte, edizione italiana a cura di G. Proglio.
3Traduit de « Canti anonimi della resistenza algerina » in Poeti e narratori d’Algeria, Editori Riuniti, a cura di R. Dal Sasso.
4« Dire il dolore », in Afriche & Orienti, 4/2004-1/2005