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Narcotrafic au Sahel. Une révolution à bas bruit

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Cet article provient d'une source externe à NJ sans autorisation mais à titre d'information.

Parti pris · Les trafics de drogue au Sahel sont souvent appréhendés à travers un prisme sécuritaire. Mais un autre regard est possible, qui prend en compte les représentations des acteurs locaux et les jeux de pouvoir sous-jacents. Il apparaît alors que si ce commerce est parfois considéré comme haram, il est également perçu comme un ascenseur social pour des jeunes en manque d’opportunités.

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Les trafics de drogue sont souvent appréhendés à travers un prisme sécuritaire par les observateurs internationaux du Sahel, tout comme les trafics illicites de migrants. Les rapports provenant d’experts et de consultants se focalisent sur l’identification d’acteurs et de réseaux « criminels » et sur leurs rôles dans l’insécurité régionale. Ils cherchent aussi à traquer les routes et les tactiques - évolutives - des acteurs s’adonnant à ce type de trafics.

La littérature africaniste s’est quant à elle penchée sur la question des trafics de drogue en préservant un regard sociologique, et en s’interrogeant sur les représentations des acteurs et les jeux de pouvoir sous-jacents. Les travaux sur les communautés nomades de Judith Scheele1 et Inès Kohl2 sont par exemple remarquables. Elles historicisent et apportent toutes deux une compréhension fine de l’économie politique des trafics de drogue qui s’est amorcée au milieu des années 2000 au Sahel.

Une des dimensions qu’elles interrogent avec acuité est la question de la moralité. En effet, Scheele invite à délaisser le cadre de la légalité qui définit notre appréhension des trafics illicites. Elle propose de se pencher sur la question de l’acceptation morale (ou non) des trafics transsahariens au sein des communautés de la région. Dans ses recherches sur le nord du Mali, elle précise ainsi que les communautés nomades considèrent qu’il y a deux types de trafics : al-frud al-halal et al-frud al-haram. Al-frud al-halal serait la fraude moralement acceptée. Elle correspond aux trafics de produits alimentaires, d’essence et de médicaments par exemple. Al-frud al-haram serait, quant à elle, condamnée moralement par les communautés, à l’instar des trafics de drogue.

Un ascenseur social alternatif

Lors de mes terrains de recherche au Mali et au Niger en 2016 et 2017, j’abordais régulièrement cette typologie avec les élites touarègues avec lesquelles je m’entretenais. Mes interlocuteurs étaient généralement des individus occupant ou ayant occupé des positions élevées au sein de groupes armés, de la société civile, de l’administration centrale ou dans l’arène politique nationale. Certains d’entre-eux possédaient un pouvoir coutumier ou appartenaient à une catégorie statutaire dominante dans l’ordre traditionnel.

L’ensemble de ces élites remettait quasiment systématiquement en question cette division entre al-frud al-halal et al-frud al-haram. Ce fut le cas plus particulièrement au Mali. Une phrase revenait d’ailleurs souvent comme un mantra dans le propos de mes interlocuteurs de la région de Kidal : « Marier sa fille à un narco-trafiquant est maintenant synonyme de réussite ». La vérité est plus nuancée bien sûr, mais cette phrase m’a intrigué. Elle énonçait en toute vraisemblance un changement social.

Rappelons que l’économie politique régionale s’est transformée depuis les années 2000, et plus particulièrement depuis la chute du régime de Mouammar Kadhafi en 2011. Le « métier des armes », pour reprendre l’expression de Marielle Debos (membre du comité éditorial d’Afrique XXI), devient de plus en plus une option attrayante pour des jeunes Sahéliens. Ces derniers se font recruter par des groupes armés non étatiques, notamment en zone rurale. De nombreux facteurs, non exclusifs par ailleurs, expliquent leur enrôlement, notamment au sein des groupes djihadistes : la promesse d’une vie d’aventures, les considérations financières, l’acquisition possible d’un statut social et la possibilité de protéger et subvenir aux besoins de sa famille ou de sa communauté.

Certains jeunes Touaregs rejoignent les groupes se livrant aux trafics de drogue pour des considérations identiques. Ils participent au transport en qualité de chauffeurs, contribuent à sécuriser ces trafics, ou se livrent à l’attaque de ces convois qu’ils échangent par la suite contre une somme d’argent. En bref, participer à ces trafics permet d’avoir accès à un ascenseur social alternatif puisque tous ces jeunes sont en manque d’opportunités.

Des nouveaux notables

Au commencement, lors de mes entretiens, les élites touarègues ne dénoncent pas immédiatement les apports de cette économie. Ils considèrent que ces trafics de drogue permettent une forme d’investissements dans la région et qu’ils créent des emplois. La dénonciation survient lorsque les trafiquants parviennent à se faire élire, à acquérir des postes à responsabilité ou à influencer les nominations à des postes à responsabilité. En résumé, les élites touarègues condamnent moralement les trafiquants lorsque ces derniers traduisent et convertissent leur capital économique dans les arènes politiques aux échelles municipale, régionale et nationale. Par ailleurs, une tolérance relative existe au sein d’une communauté lorsque les trafics permettent à celle-ci de maintenir un rapport de forces ou d’accroître sa puissance relative face à d’autres communautés. Ce fut notamment l’un des enjeux dans les conflits récurrents entre les Ifoghas du Haut conseil pour l’unité de l’Azawad (HCUA) et les Imghad du Groupe autodéfense touareg Imghad et alliés (Gatia)3.

Les autorités traditionnelles et certains cadres considèrent qu’il y a un dévoiement des valeurs sociales par l’acquisition d’une notabilité grâce au capital économique issu des trafics de drogue. La dénonciation des autorités traditionnelles ou des catégories statutaires dominantes s’explique aussi par le fait que l’enrichissement massif des jeunes trafiquants altère les logiques lignagères, puisque certains acteurs appartenant à des couches sociales « inférieures » peuvent marier des femmes « nobles ». Les stratégies matrimoniales, qui permettent de préserver les logiques statutaires et les lignages, sont donc en partie altérées.

Cela signifie-t-il que les sociétés touarègues ont été transformées et acceptent à présent les trafics de drogue ? Les données recueillies ne me permettent pas de l’affirmer. La réalité est à présent probablement entre les observations initiales de Kohl et Scheele et les propos tenus par les élites touarègues qui évoquent un changement social profond. Il y a vraisemblablement eu un glissement au cours de la dernière décennie. Néanmoins, cette plus grande acceptation n’implique pas que les trafics de drogue ne soient pas aussi condamnés au sein des différentes couches sociales.

« Je ne vais pas dénoncer mes parents »

« Comment réussir à détourner les jeunes Touaregs du narcotrafic ? » Cette question revenait souvent lors de mes discussions informelles avec les membres de la communauté. Un ex-ashamur (singulier d’ishumar4) m’a dit : « Je veux éloigner mes parents des trafics mais s’ils ne m’écoutent pas, je ne vais pas les dénoncer. On ne va pas blesser un des nôtres. On doit les protéger ».

Si l’on adopte un prisme sécuritaire, de pareils mots peuvent être considérés comme un aveu de complicité. Pourtant, ils révèlent au contraire un souci de ramener les « jeunes » sur le droit chemin sans défaire les liens sociaux. Les processus sociaux et l’analyse des trajectoires individuelles s’effacent souvent dans l’étude des trafics illicites au Sahel (et ailleurs). Ces derniers sont désincarnés par un tropisme sécuritaire oublieux de partir à la rencontre des communautés, et surtout, de saisir leurs réalités socio-politiques et leurs représentations.

D’autres activités économiques sont aussi en développement dans la région depuis 2016, dont l’exploitation aurifère. Pour un ex-cadre de la rébellion touarègue de 2007 au Niger, que j’ai rencontré en 2020, les jeunes qui ont les moyens et qui sont déjà impliqués dans l’économie de la drogue vont continuer à s’y investir au cours des prochaines années. Les autres jeunes qui n’ont pas les moyens vont davantage s’intéresser à l’orpaillage. Cette activité serait, selon lui, moins risquée. Une interprétation intéressante à la vue de la ruée vers l’or que l’on observe dans le Sahel central depuis quelques années et de l’implication de nombreux groupes armés dans la gestion et la sécurisation des sites aurifères.

En revanche, est-ce là une analyse informée par des trajectoires et des biographies de jeunes Touaregs ou une analyse basée elle-même sur des données parcellaires ? Ce questionnement - sur la nature des données - est au cœur de mes réflexions sur les récits collectés lors de mes échanges avec les élites touarègues. Il est une invitation à toujours contextualiser et redoubler de prudence dans les analyses que nous faisons à partir des récits des acteurs.

Adib Bencherif

Adib Bencherif est professeur adjoint à l’École de politique appliquée de l’Université de Sherbrooke et, entre autres, chercheur associé…

Voir en ligne : https://orientxxi.info/magazine/nar...