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Manman et mon roseau : une histoire de René MANCHO

, par  lesamisdegg , popularité : 6%
Cet article provient d'une source externe à NJ sans autorisation mais à titre d'information.
Ce qui se dit Ma-man en français normal devient "man-man" en oranais normal (piednoiresque) !

Manman a vite compris que le port d’Oran n’était pas très étranger pour moi, donc j’avais désobéi. J’ai droit à toutes les leçons de morale, en long en large, en travers et même plus, sur les dangers du port : la mer, les hélices de bateaux, la noyade, les engins en circulations, les grues, les trains, les mauvaises fréquentations…

Je mets les yeux dans le vague, acquiesçant par des hochements de tête et comme dit le poète je dis oui avec la tête et pense non avec le cœur

- Et ne fais pas semblant de m’écouter, parce que le martinet il ne demande qu’à servir.

Le martinet, je l’ai caché dans la chasse d’eau des cabinets, depuis plusieurs semaines déjà.

- Si tu continues à désobéir à la rentrée je te mets en pension chez les pères blancs.

- Mais maman

- Il n’y a pas de mais maman qui tienne, et tu vas voir, eux, ils vont te dresser les côtelettes.

Dans ces instants il faut se faire tout petit, essuyer la vaisselle, mettre la table, et arme fatale, se jeter dans les bras de sa mère et la couvrir de baisers.

- Grand falso, tu sais trop bien faire les pamplinass, allez vas te laver les mains et à table.

- Oui maman chérie.

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Oran 1955

Deux jours plus tard, les promesses tombent dans les oubliettes, l’attrait du port est trop fort, et le roseau (canne) découvert à la Mina (ravin de la) se morfond dans sa cachette au fond du couloir. Il ne demande qu’à montrer son savoir-faire, même entre des mains inexpertes.

Le pêcheur du quai de l’horloge, est toujours là, mais à chaque coup de sirène de bateau son corps frémit, ses yeux s’embrument, son regard saute la grande jetée, comme s’il voulait rejoindre son âme, restée là-bas au pays. Même si nous ne comprenons pas toujours ce qu’il nous dit, car il parle espagnol, cet aouélo devient notre professeur de pêche et à condition de nous taire, il nous laisse l’observer.

Très vite la pêche au port n’a plus de secret pour nous, la quantité et la composition de l’amorçage (bromèdge), l’appât en fonction des poissons à prendre, le type d’hameçon, la longueur du bas de ligne, le nombre de petits plombs pour lester, nous enregistrons tout. Bien sûr que toute la bande ne suit pas les cours de pêche, une bonne partie fait d’autres découvertes et commence à imaginer, de nouveaux jeux avec les installations portuaires.

A l’angle des quais de Marseille et Beaupuy un gros tuyau déverse dans le port des résidus qui attirent les poissons. Marcel et Robert vont mettre au point la pêche à l’hameçon voleur, un gros plomb flanqué d’une trentaine d’hameçons. Ils laissent couler leur ligne au droit du tuyau et d’un coup sec la remonte les hameçons accrochent des petits poissons presque à chaque remontée, ces poissons servent ensuite, une fois broyés et mélangés avec du pain à faire une pâte excellente pour le bromèdge.

Georges qui a une sainte horreur du poisson et que la pêche à la ligne ennuie très rapidement va user de toute son ingéniosité pour fabriquer un magnifique « salabre » unique sur tout le port, du fort Lamoune au Pédrégal. Un gros fil de fer, un morceau de filet de pêche, un manche à balais et une grosse lame de scie trouvée dans la poubelle de l’atelier de rectification vont se transformer en épuisette et grattoir à moules et coquillages.

Les petits escargots de mer sont nos premiers appâts. D’abord les trouver et les ramasser, casser la coquille puis extraire la bête et enfin l’enfiler sur l’hameçon, sans trop se piquer les doigts. La première fois que des petites ondes se forment autour du bouchon l’excitation gagne toute la bande.

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Oran port

- Ferre ! Ferre !

- Attendez le bouchon n’a pas fait un « capousson’ ».

Je ne finis pas ma phrase car le bouchon à plongé violemment, un coup de poignet et le roseau me transmet des vibrations, le poisson est pris. Le roseau se courbe, le poisson résiste, c’est une grosse prise.

- Georges le salabre vite !

- Je suis prêt, dit-il en tendant l’épuisette, remonte doucement.

Je remonte, ça vibre et soudain le poisson est hors de l’eau, il est presque noir avec des yeux globuleux. Toute la bande nous entoure pour ne pas manquer la première prise, plus une troupe de badaud et tout ce beau monde éclate de rire.

- Un gabotte et tu nous déranges pour un gabotte.

- C’est quand même un poisson ! Qué léché ! Si j’avais péché une tchancla je comprendrai, mais purée, mon premier !

- Damélo, ijho, damélo, esta ghenté no sabé lo que es am’bré !

L’aouélo prend, mon bas de ligne, change l’hameçon pour un bien plus gros, d’une innommable boite en fer il sort une sardine, avec des ciseaux tout rouillé et plein d’écailles il en découpe un morceau, de sa poche il extrait un vieux bas de femme, il tire un fil et avec il entortille le morceau de sardine autours de l’hameçon. Du fond de son « sarnatcho » il extrait une petite masse informe entourée d’un chiffon humide, il en soutire une grosse pincée qu’il transforme en boulette et l’envoie juste devant moi. Par gestes, il m’invite à lancer ma ligne.

Les petites ondes caractéristiques de l’attaque de l’appât commencent à apparaître autour de mon bouchon. J’ai une forte envie de ferrer, il faut que je me fasse drôlement violence pour ne pas donner le coup de poignet. Ma patience est fortement récompensée, le bouchon s’enfonce avec violence dans les eaux du port. Je ferre, le roseau vibre et tout mon corps tremble

- Georgeeeeees ! Cette fois c’est pas un gabotte !

Le roseau est plié, et des reflets d’argent annoncent une belle prise, je remonte précautionneusement la ligne, Georges glisse le salabre sous la prise, un magnifique sar, qu’il ramène sur le quai, je saute, je trépigne de joie, le sar frappe violemment le quai de sa belle queue barrée de noir. Avec la même amorce, la première tranche de sardine de l’aouélo trois magnifiques sars et une oblade de taille raisonnable, deux cents à deux cent cinquante grammes.

- Allez les artistes il est quatre heures il faut remonter au quartier.

- Et comment tu sais l’heure qu’il est ? demande Robert

- Poz si au quai de l’horloge tu sais pas l’heure qu’il est, faut aller chez l’enculiste !

- Quand on va chez l’enculiste c’est pas pour les yeux, l’oculiste !

- Holà, carrica tchitcha mélon’, si on peut plus dire des tontérillass de « tomps en tomps »….

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Ada ? ma canne et mon ..?

Et c’est en se racontant des blagues un peu tirées par les cheveux que l’on reprend le chemin de la rue Élisée Reclus. Il est pas loin de six heures de l’après midi et si ma mère me chope avec la canne à pêche, bonjour les pères blancs à la rentrée.

- Demain casse-croûte à la maison, à neuf heures, des beaux poissons et ce que vous apporterez.

- Moi, le poisson…dit Georges, j’amènerai un camembert « TOUKREM » avec des fleurs en plastique dedans.

- Je porte du pain dit Robert.

Sitôt chez moi je cache la pêche miraculeuse derrière le pain de glace de la glacière et le roseau dans le couloir qui mène aux caves, une bonne douche bien savonneuse, et maman peut arriver, je suis comme un sou neuf.

Et la fête dure une bonne partie du mois d’août, le matin casse-croûte avec la pêche de la veille, puis platicoss, tour de France, Tchintchirimbola, cartelettes, parties de pignols, de billes, capitoulé, bourro flaco. La rue résonne de nos cris, nos rires, nos engueulades, la vie quoi. L’après-midi, le port !

Kader le laveur de voitures, dont le meilleur ami est poissonnier rue de la Bastille, nous approvisionne en appâts, crevettes, sardines et quand la pêche est bonne nous lui offrons, une dorade, un pagre ou une salpa. Une fois au port nous partageons les amorces avec l’aouélo, dont les conseils font de nous des vrais pros.

Les quais n’ont pour nous plus de secret, il n’y a qu’au Pédrégal ou nous ne sommes pas les bienvenus, les pêcheurs du coin nous demandent d’aller nous faire voir ailleurs, comme s’ils étaient propriétaires des blocs qui forment l’entrée du port. Alors de temps en temps Georges balance un stacasso sur un des bouchons et quand le pêcheur ferre comme un fou nous « on se pisse de rire » et bien sûr on se fait traiter de mocossoss et de toutes sortes de noms d’oiseaux.

A l’arrière du quai de l’alfa, sur une esplanade gît une énorme hélice, vu la taille de l’engin on peut imaginer l’immense bateau qu’elle devait pousser. L’esplanade devient terrain de foot et l’hélice notre vestiaire, nous y déposons tricots de peau et chemises, le ballon est souvent improvisé, tas de vieux chiffons tenus par une ficelle. Parfois des gamins d’autres quartiers ont un vrai ballon et alors c’est la fête. Le retour au quartier, même si la pêche a été infructueuse, se fait dans la même bonne humeur.

Après la boucherie chevaline, nous voici rue Élisée Reclus, à l’autre bout devant chez Muños, les pièces détachées auto, apparaît Manman. Catastrophe ! J’ai le roseau à la main, plus la boite d’appâts et…trop tard, Manman m’a vu. Mais que fait-elle à si tôt devant la maison, et le travail ?

- D’où tu viens ?

- Du petit jardin et..

- Et au petit jardin avec la canne à pêche tu pêchais dans le bac à sable ?

- Euh….

- Tu te fous de moi, tu viens du port et tu sais ce que je t’ai dit si tu allais au port ?

Les coups commencent à pleuvoir, d’abord avec les mains, puis avec la canne à pêche, ensuite des craquements se font entendre, le roseau que Manman explose rageusement contre le trottoir. Les larmes inondent mes yeux, d’accord je l’ai bien cherché, mais le roseau n’y est pour rien, je ne sens pas les coups, mais mon roseau… La fête ne fait que commencer, car si Manman est là si tôt c’est qu’elle a rendez-vous avec le plombier.

René MANCHO

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