La joute verbale entre le Président français et la Première Ministre polonaise a atteint un degré d’hostilité rare dans les échanges entre exécutifs de pays membres de l’Union Européenne. Au lieu de s’en tenir à la question des travailleurs détachés qui est pleinement justifiée, le locataire de l’Elysée a fustigé le gouvernement légitime d’un autre Etat européen en le mettant littéralement au ban de l’Europe sur l’ensemble de sa politique. Plus intelligemment, Mme Beata Szydlo a donné, non sans ironie, une leçon quasi maternelle à un dirigeant dénué d’expérience et de modestie qu’elle a renvoyé aux affaires mal en point de son pays. On aurait pu se passer de cette passe d’armes. Elle ne risque pas de faire avancer un problème qui souligne les divergences d’intérêts des Etats européens. L’Allemagne et les pays du nord en général tournent à plein régime et connaissent le plein emploi. L’impact des travailleurs détachés sur le chômage est donc faible mais le dispositif favorise la compétitivité, notamment en pesant à la baisse sur le coût du travail. Cet avantage pour les employeurs au détriment des employés au pays de Mme Merkel, déjà critiquée pour le niveau médiocre des rémunérations dans les services en comparaison de l’industrie, explique la position modérée, centriste, de la Chancelière. Celle-ci est favorable à une révision en douceur, et n’a pas l’intention de braquer son ombrageux voisin de l’Est pour complaire à la cigale française. Les pays du sud qui connaissent des taux de chômage élevés ont besoin d’exporter leur main d’oeuvre vers les zones de plein emploi. Espagnols, Italiens et Portugais ont retrouvé le chemin de l’Allemagne. Les pays de l’Est estiment que l’Europe se doit de leur offrir les conditions du rattrapage et qu’avant de parler de convergence des règles, il faut assurer l’égalité des conditions de vie. Ces contradictions apparaissent également sur la question de l’immigration. L’Allemagne en a besoin en raison de son hiver démographique et est embarrassée à ce sujet par sa culpabilité historique. Le bloc de Visegrad, qui sert d’auxiliaire à la production germanique et veut brandir ses identités nationales sauvées du communisme, tient à préserver le système du travail détaché et s’oppose même à l’admission des migrants qui tentent de se faire passer pour des réfugiés.
Comment expliquer l’attitude du Chef d’Etat français dans un contexte aussi complexe ? Est-elle purement tactique dans le but d’isoler Varsovie, déjà en conflit avec Bruxelles ? Si cette interprétation était juste, elle se serait traduite par des soutiens fermes d’autres pays à la position française. Tel n’est pas le cas. Certains, comme l’Allemagne ou l’Autriche, soutiennent mollement. D’autres promettent, comme la République tchèque ou la Slovaquie… de convaincre les partenaires du groupe de Visegrad, c’est à dire la Hongrie et la Pologne, qui manifestent une opposition résolue. Une déclaration agressive à l’encontre de la Pologne formulée devant le Président bulgare, socialiste jugé pro-russe, n’était pas la manoeuvre la plus judicieuse pour obtenir le consensus. Elle n’a pu satisfaire pleinement que le président du Conseil Européen, Donald Tusk, qui est aussi le principal opposant polonais, avec lequel François Hollande avait déjà abordé sans succès le problème en 2013, quand il était 1er Ministre. Cette maladresse peut être mise sur le compte du manque d’expérience et de l’arrogance naturelle de Macron. Elle trahit davantage, selon moi, une position idéologique. En tant que défenseur de l’intérêt national, il a raison de vouloir remettre en cause la directive sur les travailleurs détachés. Celle-ci date de 1996. Elle n’avait, au début, concerné que peu de gens. Elle est devenue progressivement un sujet de discorde entre les Européens et l’un des arguments de l’euroscepticisme. En 2005, le plombier polonais a joué son rôle dans le non français à la constitution européenne. La dérive frauduleuse aujourd’hui constatée exige la réforme. Malgré les intérêts opposés des pays européens, il était donc possible d’obtenir une évolution. Attaquer la Pologne en bloc, c’est-à-dire juger la politique nationale d’un Etat, lorsqu’on est soi-même à la tête d’un autre pays, au nom de la vision idéologique que l’on a de l’Europe, est une ingérence caractérisée, qui ne défend pas l’intérêt de la France, ni même celui de l’Europe, mais tend à diviser celle-ci. Lorsque Chirac reprochait à la Pologne d’acheter des avions aux Etats-Unis plutôt qu’à la France, il avait raison car il dénonçait un manque de solidarité continentale. Lorsque Macron, au lieu de s’en tenir aux travailleurs détachés, condamne globalement les orientations politiques de la Pologne, il soulève une toute autre question.
Les Etats européens doivent défendre leurs intérêts communs. Lorsqu’une mesure favorise la compétitivité de l’Europe face au monde, elle doit être soutenue tant qu’elle ne se développe pas au détriment de l’un des pays européens. Le fait que la France soit le second pays après l’Allemagne à avoir recours aux travailleurs détachés souligne la difficulté. Le déficit commercial et le chômage français face à l’excédent et au plein emploi allemand exigent une réforme rapide du dispositif, sinon sa disparition. En revanche, mêler à ce débat les questions de l’immigration extra-européenne ou des conceptions nationales en matière de droit et de justice, révèle une dérive européenne qui consiste à s’immiscer dans ce qui relève du choix des peuples, en fonction de leur identité nationale. La Pologne ne souhaite pas que son identité catholique, essentielle dans son histoire, soit remise en cause. C’est la raison pour laquelle elle ne désire pas une immigration musulmane et entend sauvegarder une politique familiale fondée sur la différenciation des sexes. En élargissant le conflit à ces questions, le Président français est sorti de son rôle et a pris une posture idéologique qui ne peut échapper aux électeurs de droite distraits ou naïfs qu’il a pu séduire. On demande au Chef d’Etat français de défendre l’intérêt national, non sa conception idéologique de l’Europe.