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Les mythes d’une génération s’effondrent

, par  Jean-Pierre PISTER , popularité : 1%
NJ-Ile de France

Les mythes d’une génération s’effondrent

**Le Brexit est une preuve, parmi d’autres, de la fin des représentations forgées par les baby-boomers depuis 35 ans, argumente l’historien*.

Vermeren, Pierre

La sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne est un événement qui consacre un changement d’époque. Les considérations économiques ont été secondaires dans ce choix de civilisation, dont la dimension est essentiellement politique. Bien sûr, la question migratoire et l’incapacité de David Cameron à tenir son engagement de diminuer l’immigration ont pesé lourd. Naturellement, les conséquences de la désindustrialisation et l’opposition entre métropoles mondialisées et « Angleterre périphérique » ont joué un grand rôle. Mais les Anglais rompent surtout avec les mythes de la génération précédente. Ils renouent avec leur culture très ancienne de la démocratie et des libertés politiques et font le sacrifice d’un peu de richesse pour plus de liberté, ce à quoi la génération des années 1970 avait renoncé, au nom de l’utopie politique européenne.

La leçon vaut également pour la France. Après une exceptionnelle longévité politique et 35 ans de domination idéologique, le Brexit, jailli comme un coup de boutoir, signe aussi la fin des mythes qui avaient façonné l’imaginaire politique français. Quatorze ans après la Libération, l’arrivée de De Gaulle au pouvoir avait porté le récit résistancialiste à la tête de la République. Treize ans après Mai 68, l’élection de François Mitterrand avait consacré l’arrivée des baby-boomers au pouvoir. Depuis, leurs mythes politiques, ressassés, enseignés, filmés, romancés, saturaient l’espace idéologique.

Chaque génération a les siens, il est vrai : la revanche contre les « boches » avant 1914, « l’Allemagne paiera » et la « plus grande France » après 1918, la « France résistante » après 1945. La génération au pouvoir depuis 35 ans, pour sa part, a forgé les mythes d’un monde post-totalitaire et post-colonial. Si le réel a peu d’incidence sur les représentations, les générations suivantes s’en libèrent pour forger de nouveaux mythes. De quels mythes la France semble se libérer ?

Premier mythe : « L’Europe nous protège et assure la paix. » L’assertion n’est pas fausse, sauf que l’Union européenne subit, et parfois suscite de facto, à ses frontières sud et orientale une ceinture de feu et de guerres (Libye, Sahel, Liban, Syrie, Irak, Kurdistan, Kosovo, Ukraine). Avec l’État islamique, ces guerres prennent le visage inédit d’une menace globale qui s’exporte.

Deuxième mythe : « L’Euro protège l’économie et assure la croissance. » L’Allemagne et ses satellites du Nord mis à part, l’euro a bloqué la croissance au centre et au sud du continent, accru le chômage et la désindustrialisation, et maintenant le repli agricole. Le risque que la spéculation s’en prenne à ces économies surendettées est manifeste.

Troisième mythe : « Nous vivons la fin du travail et l’avènement d’une société de loisir. » C’était le credo hérité des années 1980 : allongement des études et de la retraite,
désindustrialisation, fin du travail posté, disparition des travailleurs indépendants, loisirs de masse. Résultat, en 2016, la France compte 16 millions de retraités, 6 millions de chômeurs, 3 millions de RSA, autant de smicards, et presque deux fois moins d’emplois occupés que l’Allemagne. Trois millions d’emplois industriels et un million dans l’agriculture ont été délocalisés. Nul ne sait comment annoncer aux créanciers, débiteurs et retraités que les arbres ne montent pas jusqu’au ciel.

Quatrième mythe : « Notre société doit être multiculturelle. » La société américaine, violente et ségrégative, est devenue le modèle de l’Europe. Hollywood, Benetton et ses campagnes publicitaires ainsi que des patrons en quête de salariés dépolitisés ont voulu une Amérique bis. La société multiculturelle a été imaginée puis réalisée en une génération, sans l’accord des peuples. L’Europe est devenue une société conflictuelle et ségrégée, d’apartheid selon Manuel Valls. Sans croissance, sans adhésion populaire ni vision politique, le rêve vire à l’aventure.

Cinquième mythe : « À l’école, le niveau monte. » Le passage d’une société productive de paysans, d’artisans et d’ouvriers à une économie tertiaire avec cinq millions de cadres était un pistolet à un coup. Il entraîne aujourd’hui la stagnation du plus grand nombre et le déclassement d’un enfant de cadre sur trois. La compétition scolaire est devenue une brutale affaire d’initiés. Le sacrifice accru des exigences intellectuelles à l’école aggrave la primauté des élites, quand les couches populaires ploient sous la déqualification des métiers manuels.

Sixième mythe : « La France a une démographie que l’Europe nous envie. » Après guerre, un baby-boom de 25 ans stabilise la population autour de 40 millions, un exploit au vu de la situation. Pour le reste, le vieillissement (+ 7 millions de personnes âgées de plus de 60 ans entre 1945 et 2010), l’immigration européenne et les retours de l’empire (3 millions vers 1973 en comprenant les Algériens) assurent l’accroissement démographique. Quand la natalité chute après 1975, l’immigration, surtout extra-européenne, prend le relais : 0,2 million par an, soit 7 millions en 35 ans. Avec les naissances directes, la France comptait dès 2008 12 millions d’immigrés avec leurs enfants (d’après l’Insee). Derrière les discours, la politique a pallié la démographie.

Septième mythe : « La société est plus sûre, c’est le sentiment d’insécurité qui progresse. » Derrière la baisse tendancielle des crimes de sang, l’insécurité a crû sous diverses formes. La France comptait 23 000 prisonniers dans les années 1970 : elle en possède désormais le triple, et 100 000 peines de prison ne sont pas appliquées. Les juges n’étant pas devenus impitoyables, la délinquance a manifestement flambé, ce qui ne peut surprendre, la France étant devenue le premier consommateur et trafiquant de drogues et psychotropes de l’Union européenne.

Huitième mythe : « Les femmes se sont libérées. » Certes, la transformation de la condition féminine née dans la bourgeoisie parisienne s’est généralisée. Mais la liberté des riches fait souvent la souffrance des pauvres. En France, 1,5 million de familles monoparentales, à 85 % autour d’une mère, comptent 3 millions d’enfants souvent fragiles. Précarité économique, temps partiel et bas salaires touchent surtout les femmes qui travaillent dans le secteur privé. Par ailleurs, dans certains quartiers, harcelées ou voilées, « putes » ou soumises, la condition des filles du peuple en concurrence pour séduire un mâle libéré des entraves maritales est-elle libre ?

Neuvième mythe : « La religion est morte. » L’Église catholique, seule ONG non subventionnée, rassemble chaque dimanche en France 4 à 20 fois plus de fidèles que les plus grands syndicats, partis ou journaux. Aucune association ne rivalise avec la vieille dame pourtant donnée pour morte. Et cela alors que l’islam sature les médias, au point de forcer l’attention des élites républicaines les plus antireligieuses.

Dernier mythe : « La prise de conscience écologique a eu lieu. » Même si rivières et plages ont été dépolluées et que les décharges sauvages ont disparu, la nature n’a jamais été si dégradée. Sans même considérer les problèmes mondiaux (surpêche, réchauffement, fonte des glaces), jamais les Français n’ont autant stérilisé leur territoire : réseaux de transports, voitures, étalement urbain, piscines et pavillons privés, bâti non pérenne, artificialisation des sols, dispersion d’espèces exogènes, destruction de la faune, agriculture destructrice.

La génération suivante a-t-elle seulement le choix d’échapper à tant d’illusions ?

* Ancien élève de l’École normale supérieure, agrégé d’histoire et professeur d’histoire et de civilisation du Maghreb contemporain.

PIERRE VERMEREN