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Le voile islamique, Habib Bourguiba et les socialistes français

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Quand les socialistes français cherchaient à imposer leurs convictions aux femmes tunisiennes. Une page d’histoire coloniale.

De tout temps, un débat, souvent vif, a opposé deux lectures du Coran, l’une affirmant que l’obligation, pour les femmes, de couvrir leur chevelure et une partie de leur visage était impérative ; l’autre disant au contraire que cette pratique était plus culturelle que cultuelle et qu’une femme sortant non couverte pouvait très légitimement être musulmane.

Ce débat n’aurait logiquement pas dû intéresser les colonisateurs, sauf ceux d’entre eux qui se convertirent à l’islam. Or, il se trouve que les Français sont très souvent intervenus dans ce débat, avec la volonté de substituer aux valeurs du monde musulman les leurs, au nom d’une certaine conception de la laïcité, de la République et de la libération de la femme. Cet interventionnisme a choqué le monde musulman, au point de susciter en son sein des réactions de rejet contre toute modernité, assimilée, à tort ou à raison, à une pression venue de l’extérieur.

« Que le velouté de ses grands yeux noirs »

Les premières pratiques de dévoilement en public de l’ère coloniale française apparurent en Tunisie1. Une jeune femme, Habiba Menchari qui, à vrai dire, n’avait que peu de liens avec la société féminine indigène (elle vivait le plus souvent en métropole), devint un — court — temps la coqueluche du Tout-Paris, mais aussi du Tout-Alger et du Tout-Tunis… européens :

Mme Habiba Menchari (…) ne cache pas son visage derrière le voile de soie, s’est fait couper et onduler les cheveux, porte des robes de la rue de la Paix et chausse des souliers Louis XV. Elle n’a plus de musulmane que l’esprit de sa religion et le velouté de ses grands yeux noirs (…). La jolie Mme Menchari a conservé un mauvais souvenir de sa vie cloîtrée et est ravie du monde, nouveau pour elle, dans lequel elle évolue2.

Membre elle-même de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO), elle participa à une campagne de la section tunisienne de ce parti contre le voile. Par-delà son propre parcours, elle faisait du prosélytisme. Le 8 janvier 1929, elle donna une conférence, sur le thème « L’émancipation de la femme : pour ou contre ? ». Étaient présents, selon Tunis socialiste qui fit la promotion de l’initiative, un millier de spectateurs, dont une minorité de musulmans, signalant tout de même la présence de quelques femmes de la haute société tunisoise voilées3.

Les militants du Destour décidèrent de venir porter la contradiction. La réunion fut houleuse. Partisans et adversaires du dévoilement s’affrontèrent. Cette insistance des Français laïques certains de leurs valeurs universalistes accentua sans aucun doute des réactions de repli, même de la part des plus modernistes des Tunisiens. Il se trouve qu’un jeune militant de 26 ans était présent ce 8 janvier. Il avait nom Habib Bourguiba et fit un compte-rendu dans la presse du Destour :

À l’heure dite, Mme Menchari, une charmante jeune femme, est venue, le visage découvert, nous attendrir sur le sort malheureux de ses sœurs d’infortune privées “d’air et de lumière“, vivant sous le triple carcan de l’ignorance, du qu’en-dira-t-on et… du voile. L’exposé fut vivant, pittoresque, parfois émouvant, parce que, nous assura la conférencière, profondément sincère. Il obtint un accueil chaleureux. Je demeure d’ailleurs persuadé que, si on s’en était tenu là, la cause “antivoiliste“ aurait fait un pas sérieux en gagnant à elle la presque totalité des hésitants.

Mais… les Européens présents, « socialistes notoires pour la plupart », dont le leader local de la SFIO Joachim Durel ne purent s’empêcher d’en rajouter, de distiller « des attaques et des railleries ». Bourguiba intervient alors :

Avons-nous intérêt à hâter, sans ménager les transitions, la disparition de nos mœurs, nos coutumes, bonnes ou mauvaises, et de tous ces petits riens qui forment par leur ensemble, quoi qu’on dise, notre personnalité ? Ma réponse, étant donné les circonstances toutes spéciales dans lesquelles nous vivons, fut catégorique : Non !4

Conclusion de la soirée antivoile :

Décidément, il tient bon. Discours enflammés, raisonnements impeccables, conférences tapageuses, rien n’y fait. Il résiste toujours (…). À l’issue de la séance, aucune des dames musulmanes, venues pour y assister, n’a osé jeter son voile aux orties. La nuit du 4 août du voile avait fait fiasco.

Une noble ambition… colonisatrice

Joachim Durel, piqué au vif, critiqua Bourguiba, au nom de la laïcité et du modernisme. Le jeune militant du Destour lui répondit vertement :

M. Durel assure à qui veut l’entendre qu’il a pour nous une “amitié véritable“ (…). Seulement, le programme qu’il préconise pour assurer notre bonheur risque de tourner à notre désavantage et d’aboutir à tout autre chose qu’à notre relèvement social. M. Durel nourrit par exemple la noble ambition de faire de nous des “hommes“ ; or, il voit que nous persistons à être des “Arabes“. Alors il nous crie “casse-cou“. Il nous dit : “Vous vous noyez“. À ceux qui objecteraient qu’il n’est pas facile à de simples “Arabes“ d’accéder brusquement au grade d’“hommes“, il répond, imperturbable : “Qu’à cela ne tienne ! Il n’est que de changer d’habit, de substituer le complet à la gandoura, de troquer la chéchia contre le chapeau, et tout est dit“5.

Ainsi, c’est ce même Tunisien, devenu le leader incontesté du pays nouvellement indépendant, qui mènera une lutte tenace pour le dévoilement. En janvier 1957, il interdira le voile, qualifié de « chiffon »6, dans les écoles publiques. Il avait trente ans plus tôt dénoncé la tentative de passage au forceps des socialistes français dans son pays. Il avait défendu non le principe du voile, mais le droit des femmes de son pays de ne pas obéir aux injonctions des Français, fussent-ils les mieux intentionnés. Les « circonstances toutes spéciales » évoquées par le jeune orateur portaient un nom : la situation coloniale.

Il fut finalement plus facile de sortir de cette situation que de la mentalité du même nom. Transmis à Jean-Michel Blanquer qui, ministre de l’éducation nationale, devrait tout de même savoir que l’apprentissage de l’histoire, un des piliers de la citoyenneté, fait partie des prérogatives de son poste. Et que la France, naguère, a dominé des sociétés musulmanes qui, elles, ont de la mémoire.

1Selwa Khaddar Zenghar, « L’école des colonisées dans la Tunisie des années 20 », in Hédi Jallab (dir.), Les années vingt au Maghreb, actes du Xe colloque international tenu les 5 et 6 mai 2000 à Tunis, éditions de l’université de la Manouba, Publications de l’Institut supérieur d’histoire du mouvement national, n° 10, 2001.

2Annales africaines, Alger, 15 septembre 1928.

3Souad Bakalti, La femme tunisienne au temps de la colonisation (1881-1956), L’Harmattan, Coll. « Histoire et perspectives méditerranéennes », 1996.

4L’Étendard tunisien, 11 janvier 1929, cité par Bourguiba in Ma vie, mon œuvre (1929-1933), Vol. I, Plon, 1985.

5L’Étendard tunisien, 1er février 1929, cité par Mohamed Salah Lejri, Évolution du mouvement national tunisien, des origines à la deuxième guerre mondiale, Vol. II, Maison tunisienne de l’édition, 1977.

6Jean Déjeux, « Un aspect de la promotion féminine en Tunisie. La question du voile », revue de presse, Revue mensuelle, Alger, n° 32, février 1959.

Voir en ligne : https://orientxxi.info/magazine/le-...