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«  La pensée décoloniale manque souvent de radicalité  »

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Le philosophe Mohamad Amer Meziane, auteur d’un ouvrage paru en 2021, Des empires sous la terre. Histoire écologique et raciale de la sécularisation, ouvre des pistes de réflexion inédites, érudites et iconoclastes sur le colonialisme et la formation des empires modernes. Entretien.

Avec Des empires sous la terre, Mohamad Amer Meziane revient sur l’histoire d’un Occident qui, une fois débarrassé de ses oripeaux chrétiens, s’affirme dans une dynamique impériale de conquête des terres et des hommes. En dehors de la loi de Dieu, l’empire occidental se construit « contre », faisant notamment de l’islam son envers nécessaire et absolu. Mohamad Amer Meziane montre également comment c’est précisément la perte du « royaume de Dieu » qui sera compensée par un avide déploiement impérial sur terre. Une surexploitation des richesses s’en est suivie, au risque des saccages écologiques actuels. Cet alliage impérial-séculier sédimenté à travers l’Histoire, il le nomme « Sécularocène ».

L’impérialité, ce désir d’empire

Hassina Mechaï. Votre ouvrage interroge les notions de colonialité, sécularisation, empire et impérialité. Pourriez-vous les expliquer ? Comment les articulez-vous ?

Mohamad Amer Meziane. Il y a de l’impérial dans le colonial. C’est ce que la pensée décoloniale, dans sa forme actuelle, ne permet pas à mon sens de percevoir quand on parle seulement de « colonialité ». L’impérialité a deux sens distincts. Au sens large, elle désigne ce qui fait qu’un empire est un empire. Dans un sens restreint, c’est une réalité spécifique à l’Occident, à savoir l’héritage de l’empire romain. Au fur et mesure de l’histoire des colonisations, le fantasme de la domination du monde ne cesse de revenir alors qu’il est justement rendu impossible par l’émergence des États-nations coloniaux. Il y a donc une contradiction interne à l’impérialisme. C’est pourquoi je distingue l’impérialité d’une part, et les empires de l’autre.

Le colonialisme européen n’est pas un projet d’expansion comme un autre. Il est nourri par une longue histoire néo-romaine et structuré par un langage profondément biblique qui le singularise par rapport aux autres types de conquêtes. L’impérialité, au sens occidental du terme, c’est la volonté de refaire Rome à travers des œuvres coloniales. J’emploie le mot de « colonialisme » pour désigner le type de conquête qui émerge lorsque ses acteurs sont des États-nations dont le pouvoir est centralisé, dont les frontières sont fixées par une carte et dont l’économie est capitaliste. Le mot « impérialisme » insiste sur le fait qu’il y a toujours des traces d’impérialité dans le colonialisme européen.

En retour, le colonialisme et les différents États-nations participent à transformer cette impérialité. La sécularisation est le résultat de ces transformations de la tradition impériale par le colonialisme, un effet tardif de l’impérialité. L’exemple le plus frappant est Napoléon Bonaparte : il crée le premier droit pleinement laïque de l’histoire, d’où est absente toute référence à Dieu, tout en fondant un nouvel empire sur le modèle de Rome.

« Faire descendre du ciel sur terre »

H. M.  La sécularisation pourrait-elle être comprise comme une réinterprétation des promesses chrétiennes, donc de son millénarisme vertical ? Comment s’est faite cette réinterprétation ou horizontalisation et quelles en ont été les conséquences ?

M. A. M.  La sécularisation procède du fait que l’empire est devenu définitivement impossible à l’intérieur de l’Europe chrétienne. À partir de là, il y a eu une extension du « projet impérial » à travers la colonisation européenne. Le millénarisme1 chrétien est politiquement agissant parce qu’il est impérial dès la conversion de Constantin au christianisme2, puis colonial à partir du XVe siècle. Ce que vous nommez « horizontalisation » est en fait le projet de faire descendre du ciel sur terre, ce qui n’aurait pas pu se formuler sans la colonisation et l’exploitation des ressources naturelles des terres colonisées. La réalisation du salut en ce monde est une conquête du sol et des sous-sols. Ses « conséquences » sont donc écocides.

H. M.  Pourquoi cette sécularisation a-t-elle eu besoin de conquérir d’autres terres pour se concrétiser ? Ne pouvait-elle se réaliser à l’intérieur des États-nations ?

M. A. M.  À partir du XIXe siècle, ce sont clairement les besoins énergétiques qui poussent à l’expansionnisme et créent un « besoin » de conquête. D’où la nécessité d’articuler la question impériale à la question du capitalisme. L’État-nation en Europe occidentale est toujours plus ou moins lié à un projet d’extension au-delà de ses frontières, dès le départ. Il ne faut donc pas opposer la nation à l’empire comme le fait un récit convenu. Toute nation européenne et occidentale porte une trace de l’impérialité.

H. M.  En quoi la sécularisation est-elle un « ordre » ?

M. A. M.  Dans le sens où elle est « ordonnée » aux fidèles lorsqu’on leur demande de séparer religion et politique tout en les surveillant et en contrôlant leurs faits et gestes, comme c’est le cas avec les musulmans et musulmanes de ce pays. Mais elle renvoie à des processus réels qui « ordonnent » dans le sens de « mettre en ordre » (chacun à sa place) et d’organiser l’espace d’une certaine manière. Le racisme colonial est une forme d’organisation de l’espace de ce type. Par exemple, exclure des femmes de l’espace public en définissant leurs vêtements comme des signes religieux relève de cette gestion de l’espace. C’est une manière de contraindre au nom de l’ordre public.

H. M.  Plutôt que d’un Anthropocène3, vous préférez parler de « Sécularocène ». Pourquoi cette notion vous semble-t-elle plus à même de traduire les bouleversements géologiques et écologiques qui ont accompagné la « modernité » et le capitalisme ?

M. A. M.  Le Sécularocène ne renvoie pas à une cause unique telle que l’humanité, la modernité ou le capitalisme, mais à un ensemble complexe de processus multiples, instables et enchevêtrés. Les autres modèles ne permettent pas de prendre au sérieux la manière dont la religion reste à l’œuvre dans le monde qui est le nôtre. Il faut noter que du charbon au gaz de schiste, les énergies sont souvent considérées comme des dons de Dieu dans beaucoup de pays non européens — notamment musulmans. Cette question est loin d’être marginale. Simplement, la culture de gauche les ignore à cause d’un marxisme naïf et maladroit qui voudrait que le vrai problème soit « le social » ou « l’économique ». Il est possible que ce soient eux les grands théologiens, eux qui croient dur comme fer en « la » cause unique.

Pour une critique radicale du colonialisme

H. M.  Plus que 1492, la « découverte » de l’Amérique, vous affirmez que c’est la campagne d’Égypte par Napoléon qui constitue une date charnière. Pourquoi ?

M. A. M.  Cette campagne amorce la colonisation de l’Afrique et des mondes musulmans afro-asiatiques. En même temps, elle a lieu en Afrique du Nord. Elle permet de penser à partir des perspectives qui sont les nôtres en tant que Maghrébins. Cette perspective manque cruellement en France et ailleurs. Répéter « 1492 » comme un mantra nous empêche de comprendre notre propre expérience et de développer notre propre langage politique et théorique. Je ne parle pas du symptôme proprement scandaleux de la violence du racisme anti-arabe et anti-maghrébin en France, mais du fait que l’écrivain et philosophe marocain Abdelkebir Khatibi ne soit cité nulle part. C’est étrange. Il est pourtant la source avouée de Walter Mignolo4 En fait, l’inventeur du décolonial, c’est lui.

Même si je conserve une orientation décoloniale dans la mesure où je pense qu’il faut poursuivre les luttes contre le colonialisme par tous les moyens possibles, et donc aussi par l’art et la théorie critique, je trouve que la pensée décoloniale telle qu’elle existe aujourd’hui manque souvent de radicalité. À force de ne parler que de la race ou de la colonialité, on sépare la critique du colonialisme de la critique plus générale de l’État et du capital. Et, très souvent, ces objets sont laissés aux théoriciens marxistes blancs qui ne sont pas vraiment dérangés par la pensée décoloniale dans sa forme existante. Il faut avoir une théorie du capitalisme autonome si l’on veut cesser de dépendre de la théorie européenne. L’idée selon laquelle on ne devrait parler que de nous-mêmes ou de notre condition est faussement radicale.

H. M. Pour ce qui concerne la France, pourquoi l’Algérie, sa conquête et sa « pacification » ont-elles une place si particulière dans la sécularité française ?

M. A. M.  C’est en Algérie que la France a réalisé ce qu’elle n’a pas été capable de déployer en Égypte. Parce que c’est en Algérie que la France a testé la plupart des techniques qu’elle a appliquées ailleurs. La prise d’Alger en 1830, c’est très tôt comparé aux autres colonisations qui ont eu lieu sur le continent africain et encore plus dans le monde arabe. Ensuite, l’Algérie est une colonisation de peuplement, mais dans les zones sahariennes c’est un gouvernement indirect et tribal qui s’y déploie. Bref, c’est une colonie totale où plusieurs modes de gouvernement coexistent — ce que veut dire rigoureusement le mot « apartheid », du reste. Par ailleurs, en Algérie, la race ce n’est pas seulement la couleur, c’est la religion, et particulièrement l’islam tel qu’il est codifié par l’État colonial. Je rappelle du reste que l’État français a appliqué la charia en Algérie.

L’ennemi à abattre est musulman

H. M.  Vous construisez un modèle où c’est l’islam qui est le rival de l’empire. Pourquoi l’islam comme altérité insupportable et pourtant nécessaire au déploiement de l’empire ? L’impérialité de l’Occident ne faisait-elle pas miroir avec l’impérialité de l’empire ottoman ?

M. A. M.  Je rappelle simplement que la colonisation des Amériques est la continuation de la Reconquista et que ses acteurs entendaient y poursuivre les croisades pour faire advenir la fin des temps par le dernier empire et le règne du Christ en gloire. Dans ce cadre, tout ce qui relève de l’islam est vu comme l’Antéchrist, l’ennemi et la bête à abattre. La civilisation musulmane est la grande rivale théologico-politique de l’Occident. Cela a été identifié par Edward Saïd dès 1978, et il est révélateur que cette idée ne soit pas acceptée.

H. M. En quoi et de quoi est-ce révélateur ?

M. A. M. C’est révélateur d’une volonté de ne pas prendre au sérieux la profondeur et la centralité de l’islamophobie en Europe aujourd’hui. Il suffit pourtant d’observer comment s’opère la montée de l’extrême droite et la diffusion du mythe du « grand remplacement ». La focalisation sur l’islam est très claire aujourd’hui, et elle renforce ce fascisme puisque ce qu’il reste de la gauche se retrouve piégé par un vieil anticléricalisme qui la rend impuissante, voire potentiellement réactionnaire et collaborationniste.

H. M.  D’autres altérités n’ont-elles pas aussi joué ce rôle de rivales ?

M. A. M.  Oui, mais pas dans le même sens. Les juifs constituent un ennemi théologique pour les chrétiens dans la mesure où ils sont vus comme ceux qui nient que Christ soit le Messie. L’ennemi à abattre politiquement et militairement est musulman, en revanche. Certes, les Indiens d’Amérique étaient considérés comme diaboliques par le théologien espagnol Juan Ginés de Sepúlveda qui, sur ce point, continuait la croisade contre les musulmans dans les Amériques. Mais jamais ils ne sont vus comme des rivaux dans la course pour la domination du globe.

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Mohamad Amer Meziane

Des empires sous la terre. Histoire écologique et raciale de la sécularisation

Paris, La Découverte

avril 2021 ; 352 pages

22 euros

(ver. num. 14,99 euros)

1Doctrine religieuse qui soutient l’idée d’un règne terrestre du Messie, après que celui-ci aura chassé l’Antéchrist et préalablement au Jugement dernier.

2Constantin Ier (272-337), le fondateur de Constantinople a été le premier empereur romain à se convertir au christianisme, faisant de l’empire romain un empire chrétien.

3Terme introduit en 2000 par le prix Nobel de chimie Paul Crutzen, défini comme une ère géologique où les humains sont devenus une force qui bouleverse les grands cycles biogéochimiques de la Terre. Elle s’est amorcée au milieu du XIXe siècle, au moment de la révolution industrielle, lorsque l’usage du charbon et de la machine à vapeur se généralisait tandis que les premiers gisements de pétrole étaient découverts.

4Sémiologue argentin et professeur de littérature à l’université de Duke, aux États-Unis. Il est connu pour être l’une des figures du post-colonialisme latino-américain.

Voir en ligne : https://orientxxi.info/lu-vu-entend...