À l’heure où Stéphane Séjourné vient de succéder à Catherine Colonna au Quai d’Orsay, il ne paraît pas superflu d’esquisser un panorama de la situation de la France et de ses Outre-mer à l’international. Disons-le tout de go, la météo diplomatique n’est pas au beau fixe sur plusieurs fronts : celui, d’abord, de nos relations avec plusieurs pays du continent africain auprès desquels la France a accusé ces derniers mois une perte d’influence considérable ; celui des relations franco-américaines avec en toile de fond le conflit russo-ukrainien et le spectre d’une attaque de Taïwan par la Chine. Ces deux tableaux autorisent à faire un bilan plus que mitigé de la diplomatie macronienne qui s’est vue reprocher, dans des situations pourtant distinctes : incohérence, manque de fiabilité, improvisation, paternalisme et arrogance.
Cette communauté de reproches est d’autant plus frappante à souligner qu’elle a des sources distinctes (chefs d’État, commentateurs de la vie politique et internationale, anciens ambassadeurs, anciens ministres…) et converge vers la personne même du président. En effet, c’est davantage à ce dernier qu’à sa dernière ministre des Affaires étrangères qu’il faut, semble-t-il, imputer ce triste constat qu’a cristallisé l’absence de nombreux chefs d’État ou de personnalités de premier plan lors du Sommet pour la Paix tenu à Paris en novembre dernier. Une partie de notre ancien personnel diplomatique, plusieurs chefs d’État étranger—à l’exception notable de Narendra Modi en Inde —, de nombreux fonctionnaires du ministère en désaccord avec la suppression du corps diplomatique, n’ont pas été, c’est peu dire, enthousiastes, devant les initiatives emphatiques et non-coordonnées prises unilatéralement par le chef de l’État, tel le projet de coalition internationale contre le terrorisme lancé lors d’une déclaration conjointe avec Benjamin Netanyahou au cours d’une visite en Israël le 24 octobre 2023.
Le problème majeur de la diplomatie française en ce début 2024, c’est le président lui-même
Le problème majeur de la diplomatie française en ce début 2024, c’est ainsi le président lui-même, en raison de l’interprétation maximaliste — bonapartiste, faudrait-il ajouter ? — qu’il fait de la fonction présidentielle dans le sillage de De Gaulle. On peut identifier, dans la pratique, et ce depuis maintenant six années consécutives— bien que sous l’ère Le Drian les envolées solitaires d’Emmanuel Macron aient été moins frappantes—, ce que je qualifierais volontiers d’abus de la fonction présidentielle.
C’est dans le droit fil de la doctrine gaulliste, qui fait des relations avec l’étranger le domaine réservé du président, quitte à déclencher maints accrocs et tiraillements avec nos alliés, que se situe Emmanuel Macron qui ajoute à ce parti pris une dose d’idéalisme allemand et de Descartes mal digéré qu’on pourrait résumer par une parodie du Cogito : « Je pense et je me pense, donc j’agis. »
Raymond Aron , en rupture de ban avec la tendance idéaliste de la philosophie française, fustige, tout au long de ses Mémoires, l’attitude solipsiste qu’est celle du Général, attitude qui ne va pas sans un « culte de la personnalité » tôt perçu et rejeté par Aron, dès son arrivée à Londres en 1940. De tels traits ne se retrouvent-ils pas chez le président actuel ? Certainement, mais ils sont encore hypertrophiés et intensifiés par une carence en autorité qui, elle, faisait moins défaut au Général, auréolé par ailleurs d’un prestige moral et politique non usurpé.
Dans le domaine des relations internationales, comme sur bien d’autres volets de la politique intérieure française, c’est l’hyper-verticalité des décisions prises par le locataire de l’Élysée qui apparaît ainsi comme un continuum délétère. Un gaullisme outré et un gaullisme survolté, tel apparaît le macronisme dans la manière, ô combien théâtrale, par ailleurs, de gérer les relations internationales. Ce faisant, il s’oppose aux tenants d’un libéralisme politique cohérent qui privilégierait davantage de collégialité et de concertation dans les initiatives, et tenterait véritablement de donner vie et voix au Parlement en matière de politique extérieure.
Macron se prétend pourtant libéral… Que faut-il donc comprendre ? Que c’est la transgression, comme méthode, qui définit son exercice du pouvoir, et que le macronisme, tout comme le gaullisme, ont très peu rimé avec « libéralisme » au sens politique du terme qu’on rappellera avec Aron :
La philosophie libérale ou démocratie est une philosophie du respect de l’homme. À ce titre elle n’est donc nullement liée à une conception individualiste de la société. Bien loin de nier les communautés réelles, elle apprend à chacun à se connaître dans un monde dont il n’est ni le centre ni le tout.
Rien d’un Benjamin Constant, donc, chez l’auteur de Révolution. ses convictions européennes auraient certes pu, et dû, faire signe vers celles de Germaine de Staël, mais là encore la pratique du président en matière de relations internationales est bien trop proche de celle de Bonaparte dans la manière martiale qu’il a de paraître imposer les volontés françaises à nos voisins, qui se méfient d’ailleurs toujours d’un penchant bien français vers l’autoritarisme. Entre De Staël et Bonaparte, il y a une contradiction manifeste, et originelle. Force est de constater que la formule d’un bonapartisme staëlien (ou constantien) ne marche pas. Il serait grand temps d’en tirer les conséquences en cessant de cultiver des oxymores.
L’inexistence du Parlement quant aux choix de politique étrangère place la France dans une situation d’anomalie vis-à-vis des autres démocraties occidentales
Pour revenir au rôle du Parlement, son inexistence quasi-complète quant aux choix de politique étrangère — il est à peine, voire pas du tout consulté, et son vote n’est pas requis — place assez nettement la France dans une situation d’anomalie vis-à-vis d’autres démocraties occidentales. Le fait qu’il ait fort peu voix au chapitre nous affaiblit sur le long terme : l’exécutif non pas fort, mais presque tout-puissant, donnant l’illusion d’une plus grande efficacité, ce qui est de plus en plus discutable.
Cet hyper-gaullisme pratiqué par Emmanuel Macron, tant sur la forme que sur le fond, apparaît d’autant plus, en raison de la guerre entreprise par la Russie contre l’Ukraine. Et c’est sur la manière dont la France se positionne à l’égard de Kiev que je voudrais m’arrêter un peu longuement en ce qu’elle cristallise certains tropismes français de mauvais aloi : un anti-américanisme atavique, les annonces de livraison d’armes et la réalité de ces mêmes livraisons qui renvoient au manque de fiabilité de la France sur le plan logistique, des ambiguïtés ici et là dans le soutien à l’Ukraine, et enfin un « neutralisme » larvé dans une façon d’essayer de tenir la neutralité de la France dans le conflit en voulant, tout d’abord, « ne pas humilier Moscou », puis en tergiversant sur le niveau de l’aide matérielle à apporter à Kiev. Une aide dont Jean-Dominique Merchet, entre autres, a souvent pointé dans ses très informés articles de L’Opinion l’opacité, en même temps que la grande faiblesse en comparaison des contributions de nos voisins européens.
C’est à nouveau à Aron, atlantiste tranquille, que je voudrais me référer, et à un passage, en particulier, de ses Mémoires , qui prend place dans la section intitulée « Le Partage de l’Europe » qui fait fort à propos écho à la situation actuelle, dans les hésitations d’une partie de la classe politique, intellectuelle et médiatique française à prendre fait et cause pour l’Ukraine. Le conflit débuté le 24 février 2021 contraint nécessairement à ne pas mettre sur un pied d’égalité Washington et Moscou, à moins de tomber dans ce qu’Aron appelait « l’Imposture de la neutralité » au sujet des divisions suscitées par l’adoption ou le rejet par la France du pacte Atlantique.
Aron rapporte les immenses réserves d’Hubert Beuve-Méry (dans un papier datant du 19 octobre 1945 dans l’hebdomadaire Temps Présent) envers ce pacte, la nécessité à ses yeux pour la France de se tenir à équidistance des deux blocs dans ces prémices de guerre froide. Aron rappelle une phrase du fondateur du journal Le Monde qui le laissa, et le laisse toujours perplexe, trente ans plus tard au moment de l’écriture de ses Mémoires. Aron commente en ces termes la position « neutraliste » de Beuve-Méry : « Enfin il pensait que l’adhésion de la France à l’un des camps accroîtrait les dangers de guerre » puis cite la phrase du grand éditorialiste qu’il tient pour « aberrante » :
Il se peut que l’Europe n’ait pas finalement le moyen d’empêcher la guerre, mais elle est à peu près sûre de la précipiter si elle se laisse glisser dans un camp ou dans un autre.
Aron résume un peu plus loin son sentiment quant à cette position alors très partagée par l’aile gaulliste :
En dernière analyse, tant qu’à choisir, le directeur du Monde choisissait l’Occident bien que son allergie aux États-Unis l’incitât à critiquer peut-être plus souvent les turpitudes du capitalisme américain que les cruautés du totalitarisme soviétique.
Cette réflexion d’Aron au sujet de la position d’Hubert Beuve-Méry me paraît tout à fait transposable aux réserves de certains éditorialistes ou politiques français à l’endroit d’une prise de position ferme et claire de la France pour l’Ukraine qui aggraverait selon eux la guerre.
Les réserves de certains et certaines à l’endroit d’une entrée de Kiev dans l’Union européenne et dans l’OTAN sont, toutes choses étant égales par ailleurs, similaires à celles exprimées par Étienne Gilson (grand médiéviste et universitaire catholique) et Beuve-Méry à l’endroit du pacte Atlantique qui donna lieu à une vive controverse avec Aron. Ce dernier leur répondit à plusieurs reprises dans Le Figaro puis dans des articles de la revue Liberté de l’Esprit.
Gilson, rapporte Aron « accusait [par exemple] les Américains de vouloir acheter avec des dollars le sang français », accusations qu’Aron trouvait non seulement extravagantes mais fumeuses en comparaison des horreurs du régime stalinien. De Gaulle trancha finalement, de justesse, pour la position de Aron en acceptant le pacte, ainsi que le relate Claude Mauriac dans son livre Un autre De Gaulle, journal 1944-1954, pouvant laisser conclure au « spectateur engagé » que ses articles avaient effectivement influencé in extremis le général. Un gaullisme tempéré d’aronisme, tel fut alors le choix sage de De Gaulle dont notre président ferait peut-être bien de se rappeler.
Les réserves actuelles du même ordre à l’endroit des États-Unis dont Emmanuel Todd a souhaité ce jeudi 11 janvier « la disparition » qui serait « la meilleure chose qui puisse arriver à l’Europe » paraissent relever du même niveau de fantasme — à ceci près que Gilson est une signature universitaire d’un tout autre calibre que celle de M. Todd.
Les Européens ne doivent pas attendre, pour préparer leurs opinions publiques, une intensification de la guerre de la Russie contre l’Ukraine
Un des enjeux pour la diplomatie française à l’heure des élections américaines en novembre prochain est donc qu’elle se prépare, avec nos alliés européens, à la possibilité d’un « lâchage » de l’Europe via l’Otan si Donald Trump (ou un concurrent républicain) remportait les suffrages. Mais même en cas d’une réélection de Joe Biden ou d’un Démocrate à la Maison Blanche, les Européens ne doivent pas attendre, pour préparer leurs opinions publiques, une intensification de la guerre de la Russie contre l’Ukraine et des contrecoups éventuels pour eux-mêmes.
Une réorientation partielle de l’appareil industriel français au service de la production de munitions ne serait pas du luxe. Mais comme l’écrivait Malraux à Aron en 1950 :
« Étrange pays qui croit assez à la guerre pour stocker des sardines, c’est la principale occupation des Parisiens ici) mais pas assez pour s’occuper de la défense. »
On est toujours là, semble-t-il, en l’absence de courage politique et définition d’une ligne politique claire.
La France, sur ces deux points, devrait être plus avancée, quoique ne soit pas sans écueils cette double recommandation, à l’heure où nos marges budgétaires sont étroites, et où l’état de nos armées n’est pas optimal. Raison de plus pour être courageux. Le projet de Défense européenne étant bloqué, il s’agit pour nous d’appuyer et de conforter les pays voisins, notamment d’Europe centrale et d’Europe de l’Est, par nos initiatives, plutôt que d’haranguer dans le vide ces pays lassés par la rhétorique macronienne trop peu souvent suivie des faits, sinon contradictoire.
Ce n’est pas de « locomotive » que la France doit faire figure mais d’ancre, de pays stable et constant dans sa volonté de faire gagner l’Ukraine
Mieux, la France n’ayant jamais fait figure de leader dans le dossier ukrainien, il est impératif qu’elle clarifie sa position en apparaissant comme une alliée fiable et solide aux yeux de Kiev en contribuant davantage à l’effort de guerre ukrainien : c’est par des actes concrets, et non par des mots que notre crédibilité, seulement, viendra. Ce n’est pas de « locomotive » que la France doit faire figure mais d’ancre, de pays stable et constant dans sa volonté, non plus seulement de ne pas laisser gagner la Russie mais de faire gagner l’Ukraine. Les errements, revirements, petites ambiguïtés et flottements du président ne peuvent plus être de mise à l’heure où la victoire peut basculer d’un côté comme de l’autre sur le front ukrainien.
Les États-Unis auraient également besoin d’une France solide et ferme sur ses appuis à un moment où l’électorat américain peut se montrer plus hésitant qu’avant en faveur du financement des Ukrainiens. L’Oncle Sam ne peut avoir l’impression qu’il paie seul la facture de cette guerre se substituant par là même aux responsabilités qui incombent pourtant prioritairement aux Européens. De ce point de vue, la France a un rôle dans lequel elle ne s’investit pas encore de manière suffisante.
Si nous avons perdu du crédit dans les mois passés auprès des États-Unis, notamment suite à notre position confuse sur Taïwan (lors d’une visite d’État d’Emmanuel Macron en Chine) et qui a laissé perplexe nos alliés en général, il n’est pas trop tard pour montrer au monde que nous ne sommes pas que de beaux parleurs en quête d’hypothétique prix sur la scène internationale, mais que nous savons faire preuve de clairvoyance et de solidarité en nous rangeant aux cotés de l’Ukraine et des États-Unis via l’apport d’un soutien logistique plus conséquent.
Constance, modestie, sérieux, fiabilité
Notre ligne de conduite en politique étrangère serait ainsi un bon cap à adopter pour notre politique intérieure : constance, modestie, sérieux, fiabilité — et surtout moins de communication. Bref, qu’Emmanuel Macron s’inspire de De Gaulle quand il écoute Raymond Aron, c’est-à-dire qu’il devienne libéral sur le plan politique, et abandonne le « en même temps » appliqué aux relations internationales qui s’apparente à une neutralité mal à propos. Redisons-le avec Aron, la neutralité est une imposture — et sans doute aussi une lâcheté.
Si l’on veut que gagne l’Ukraine, et non pas simplement ne pas la laisser perdre, prendre résolument position est une obligation. Cela vaut également pour les États-Unis d’Amérique qui pourraient être encouragés à faire davantage si leur alliée de toujours, la France, première armée européenne, s’engageait bien plus substantiellement dans l’effort de guerre ukrainien. À craindre Poutine, nous lui donnons raison, et nos tergiversations dans le passage à l’action pourraient finir par coûter cher au continent européen. Il est encore temps de nous ressaisir, en surmontant nos peurs.