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A la frontière, les larmes et les barbelés

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Cet article provient d'une source externe à NJ sans autorisation mais à titre d'information.

Face à un nombre de migrants sans précédent, la Hongrie tente de canaliser le flux. Au point de passage avec la Serbie, la situation se tend. Voyage avec ceux qui rêvent de défoncer les lignes de défense européennes

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Tout au bout, sur les confins de la Serbie et de la Hongrie : Horgos. Le groupe qui vient de se remettre en marche ne sait rien de ce village ; des grands-pères qui transportent des sacs de patates sur des charrettes à cheval ; des grands-mères qui, à vélo, tirent fort sur leur cigarette pour se donner du courage avant d’aborder les côtes ; des petits-enfants encore adolescents qui, dans leur première voiture rutilante, arborent avec fierté un « ultra sound system » qui fait trembler le village entier.

  • Le groupe ne s’intéresse à rien de tout cela, mais Abdelrahman est formel : c’est Horgos qu’il faut viser. Le jeune homme a même imprimé les instructions mises en ligne par un prédécesseur inconnu, qui a détaillé chaque étape de la route, depuis la Turquie. Quatre pages pleines d’indications, il y a même l’estimation des prix des courses en autobus. C’est écrit noir sur blanc.

Quel que soit le chemin choisi, des milliers de personnes (migrants, requérants d’asile, réfugiés, à chacun de choisir son terme) s’engouffrent ces jours par l’entonnoir d’Horgos, qui débouche sur l’Union européenne et l’espace Schengen. Cette semaine, Abdelrahman et les siens faisaient partie du lot. Pour eux, l’histoire n’est pas finie. Mais leur entrée, ce jeudi, dans l’espace européen – emplie d’angoisses, de faim, de soif et de fils de fer barbelés – n’a pas été glorieuse.

  • Horgos est encore à vingt kilomètres, il faut reprendre la route. Ils sont facilement une centaine à avoir passé la nuit dans une usine de briques abandonnée, aux abords de Subotica, la grande ville du nord de la Serbie. Les ruines, les amoncellements de briques qui menacent de s’écrouler dans la pénombre, la végétation sauvage, l’odeur d’urine : comme un premier goût d’apocalypse. Les baluchons sont prêts. Suivre à pied la voie désaffectée, comme le font les plus démunis ? Ou alors grimper dans le bus local, hors d’âge, qui n’a jamais été aussi fréquenté ? Il faut garder des forces et éviter de perdre du temps. Ivan, 5 mois, a les fesses toutes rouges. Il ne cesse de crier.

Terminus Horgos. Les voyageurs en transit sont partout. Entre les charrettes et les vélos, la police locale est aussi sur place. Un autre groupe, irakien celui-là, s’est posé à l’ombre, sur le trottoir, devant l’entrée d’une maison. Il gêne le passage. A côté, un habitant a déployé une petite banderole qui souhaite bon vent aux migrants. L’affaire fait jaser.

  • A la descente du bus, il n’y a pas d’autre option : pour les quatre kilomètres restants, il faut s’engouffrer sur la vieille voie ferrée qu’entourent broussailles et talus. D’autres, des centaines d’autres, sont déjà en marche, formant une longue procession de fourmis silencieuses. Le centre du village est assez loin, de l’autre côté. Pas le temps d’aller acheter des bouteilles d’eau.

Le stratège de la famille, c’est Abdelrahman, bien qu’il soit le cadet. Diplômé à l’Université de Lattaquié (le bastion alaouite de Syrie, le fief du clan du président Bachar el-Assad), il soupèse les risques. D’un côté, une possible embuscade de brigands, qui auraient tôt fait de les détrousser. Cela plaide pour rester à l’écart du gros de la foule. « C’est comme à la pêche. Ce sont les premiers poissons qui sont pris », argumente-t-il. Mais de l’autre côté, cette rumeur qui enfle : la police hongroise s’est mise à recueillir systématiquement les empreintes digitales. Donnez vos empreintes à la frontière et ce sont les portes du reste de l’Europe qui se ferment. C’est le principe des accords de Dublin. Abdelrahman fait le coq : jamais il ne permettra que leur route se termine en Hongrie. Il rit jaune : « Je veux aller en France, en Suisse, en Allemagne, en Suède, au Canada, sur la lune. » Assez solide, le cortège pourrait défoncer les lignes ennemies, déborder les douaniers et passer en force. Il faut donc garder les autres compagnons de route en ligne de mire, et éviter de se retrouver trop isolé.

Nulle attaque de brigands pendant ces kilomètres d’incertitude, mais la poussière, la chaleur, les pleurs d’Ivan, et les chevilles qui flanchent entre les traverses du chemin de fer. Et ces paysans qui ont posé un peu partout des affiches avec des têtes de mort prétendant que les pommes des vergers tout autour sont pleines de pesticides, et qu’il vaudrait mieux éviter de toucher aux fruits défendus. Un calvaire, étant donné la soif qui se réveille.

Puis, enfin, au milieu de nulle part : un passage de trois mètres dans un fil de fer barbelé qui s’étend à perte de vue à travers les champs. Quelques policiers hongrois antipathiques somment d’avancer un peu plus loin, plongeant Abdelrahman dans le désarroi. Le jeune homme semble démuni face au visage que lui présente l’Union européenne. Encore en territoire serbe, il décrète une halte. Autour du groupe de Lattaquié, beaucoup d’autres font pareil. Attendre un moment propice ? Rebrousser chemin et tenter de passer ailleurs ? Avancer malgré tout ? La force du nombre s’est dissoute, chacun doit prendre sa décision propre. Le stratège de la famille refait ses calculs. Il fait mine d’appeler de son portable de mystérieux conseillers. Il tourne en rond, parle en aparté avec son frère aîné. Abdelrahman ravale sa salive. La famille décide d’avancer et de se rendre.

On la retrouvera plus tard, exténuée, de l’autre côté de la frontière. Le temps de faire un détour par Asotthalom, le miroir hongrois du village serbe d’Horgos. C’est ici, à l’initiative du maire d’extrême droite Laszlo Toroczkai, qu’est née l’idée d’ériger une clôture de fil de fer dit « rasoir », tout le long de la frontière avec la Serbie, moyen rêvé de prévenir une « invasion ». Relayée par le Fidesz, le parti du président Viktor Orban, l’idée a fait son chemin jusqu’à Budapest. Malgré les critiques, l’achèvement de la construction de la barrière de fer était annoncé pour ces prochains jours. Le délai a finalement été repoussé en novembre

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Le maire d’Asotthalom est indisponible aujourd’hui, mais dans le café de ce qui tient lieu de place centrale, face à un Christ crucifié, on ne prend pas de gants pour défendre le même point de vue. « La Serbie est foutue ! Elle sera bientôt devenue musulmane », pense le mécanicien du village, prénommé Laszlo lui aussi. Il s’emporte : « Aujourd’hui, les pères musulmans qui arrivent ici portent des enfants sur les épaules. Mais demain, ils transporteront des bombes. » Son jeune apprenti, cheveux mi-longs et voitures de course tatouées sur les avant-bras, opine du chef.

Tout autour d’Asotthalom, sur un tracé improbable, se trouve ce que l’on appelle la « frontière verte », des champs, des forêts, vingt kilomètres de paysages bucoliques que cherchent précisément à sauvegarder les clôtures de fil barbelé. Peine perdue. Ici et là, des habits abandonnés, des sacs à dos laissés dans un champ, des restes de paquets de chips. A quelques kilomètres de l’endroit où Abdelrahman et les siens ont posé les armes, un autre groupe a fait le calcul inverse. La barrière n’y a rien pu, même si l’un des enfants a de petites entailles au visage à cause des lames de rasoir. « Vous n’êtes pas de la police ? » Rassurée, la dizaine de personnes sort de derrière les arbres. « Nous allons à Budapest », explique avec une courtoisie exagérée le patriarche du groupe, comme s’il demandait le chemin pour rejoindre la ferme d’à côté. La capitale hongroise est à quelque 200 kilomètres à vol d’oiseau. Et le territoire est hostile. Soudain, un hélicoptère de la police fait son apparition et survole les environs. Le groupe de clandestins détale sans demander son reste. Il prend la mauvaise direction. Par là, c’est la Serbie.

Débordées, les autorités hongroises menacent de faire appel à l’armée. Mais en attendant, la police veille. Dans un petit triangle d’herbe, entre deux routes, elle déverse tous les illégaux qu’elle cueille dans les parages. Alors que le soleil s’est couché, ils sont au moins deux cents. Certains, arrivés le matin, ont déjà passé là plus de douze heures. Une petite délégation de pères de famille s’est formée et s’approche de l’officier : « Vous êtes un brave homme, vous nous traitez correctement, mais nos enfants ont faim, ils n’ont pas eu de nourriture depuis hier. » Il n’y a rien à manger. Mais il reste de l’eau.

Retour au groupe d’Abdelrahman, un tout petit peu moins illégal que les autres, mais soumis au même régime. Ici, à côté de la voie ferrée qu’ils ont empruntée, ils sont déjà plusieurs centaines. Ils n’en savent rien mais, dans quelques heures, on les acheminera en autobus dans un centre d’accueil proche du poste frontière officiel de Roszke, où ils iront rejoindre leurs devanciers. En ce moment même, on s’active à allonger les lignées de dizaines de tentes militaires qui les abriteront. Le centre est fermé aux visiteurs. Mais de l’extérieur, on entend monter les plaintes des centaines de migrants qui s’y entassent déjà. Eux non plus n’ont rien mangé.

Peut-être pour donner le change, Abdelrahman fait celui qui n’a pas tout à fait abdiqué. Ses yeux humides disent sa déception. « Tu crois que si on se jetait à travers le champ de maïs, ils arriveraient à nous rattraper ? » interroge-t-il, en demandant dans le même souffle quelques précisions supplémentaires sur les accords de Dublin. Le petit Ivan, son neveu, a fini par s’endormir. L’oncle met dans sa poche ses plans de rébellion. Après tout, personne ne leur a encore demandé d’apposer leurs empreintes digitales. La Suisse, le Canada ou la lune, c’est encore possible.

Voir en ligne : http://www.letemps.ch/Page/Uuid/a9e...

[1Photo provenant du site LeTemps.ch