Censés peupler les campagnes de l’Algérie colonisée, les « pieds-noirs » étaient en réalité pour beaucoup des Espagnols et des Italiens naturalisés et urbains. Dès lors mélangés, ces Européens se distinguent du reste de la population musulmane par une identité commune.
Sylvie Thénault, historienne spécialiste de l’Algérie, directrice de recherche au CNRS.
Publié le 04/01/2023 à 15h00, mis à jour le 05/01/2023
L’histoire des Français d’Algérie se prête au récit sur le mode de l’épopée, à l’image de la populaire saga de Jules Roy, Les Chevaux du soleil. L’auteur y décrit des petits colons travaillant d’arrache-pied et bravant les périls pour mettre en valeur la terre sur laquelle ils se sont installés. Inspirée de celle de sa famille, l’histoire ne cache pas pour autant la brutalité subie par les Algériens dépossédés de leurs propriétés. Sensibilisé à leur sort par ses amis Albert Camus et Jean Amrouche, Jules Roy est particulièrement conscient du racisme dont il est témoin parmi ses proches. « Ceux qu’on appelle les Arabes, on les craint », écrit-il en 1996 dans Adieu ma mère, adieu mon cœur, quelques années avant sa mort, à l’occasion de son dernier séjour en Algérie. « Pour ma mère et l’oncle Jules, pire encore, ils ne savent rien faire et, si on ne les surveille pas, ils ne font rien, aucun effort, aucun travail, tout va de travers. Ce n’est pas pour eux. »
Cette représentation du colon pionnier renvoie au projet de former une colonie de petits propriétaires ruraux. Cet idéal a présidé à la confiscation massive des terres algériennes par diverses dispositions légales, dont la loi Warnier, dite « loi des colons », en 1873, est restée emblématique.
Mais, rapidement, les multiples difficultés rencontrées ont conduit les exploitants les plus modestes à revendre leurs lots. Ainsi ont été formées de vastes propriétés où a pu se développer une agriculture mécanisée, moderne, génératrice de grandes fortunes. Le financier et négociant Henri Borgeaud, arrivé en Algérie après la Première Guerre mondiale, devenu le maître du domaine agricole de la Trappe, en est le symbole. Les réussites de Bastos, une marque de cigarettes créée par un Espagnol installé en Oranie, et d’Orangina, une boisson gazeuse produite à Boufarik, figurent également au rang des succès emblématiques de la période coloniale. Mais l’image est trompeuse. En moyenne, le niveau de vie des Français d’Algérie est inférieur à celui des métropolitains. Ils vivent du petit commerce, de la fonction publique, d’emplois d’ouvriers et d’encadrement.
Une immigration urbanisée
D’emblée, les Européens venus en Algérie sont majoritairement urbains : 60 %, déjà, en 1872. Les logiques migratoires échappent en partie aux autorités cherchant à peupler les campagnes. Au XIXe siècle, l’essentiel des migrants se compose de petits paysans, d’artisans et d’ouvriers paupérisés contraints de quitter l’Europe pour des raisons de survie économique ou de répression politique. Fait oublié aujourd’hui, le continent est alors une terre d’émigration. Arrivés sur place, nombre d’Européens s’arrêtent dans les villes en expansion, où certains trouvent à s’embaucher. D’autres y constituent une population d’« indésirables », redoutée par le pouvoir en place. Ceux qui échouent dans les campagnes regagnent également les villes. En 1954, seuls 12 % des Français d’Algérie sont des ruraux. Leur répartition est très inégale : ils se concentrent sur le littoral, dans les agglomérations d’Oran, d’Alger et de Bône. L’Algérie française est territorialement limitée. Elle se restreint en réalité à quelques poches de peuplement, qui permettent aux autorités françaises d’envisager, pendant la guerre d’indépendance, la création d’enclaves dont les habitants bénéficieraient d’un statut particulier.
L’Italie et l’Espagne ont fourni les plus gros contingents de migrants, tandis que les Français sont restés minoritaires jusque dans les années 1860-1870. Au moment de la loi de 1889 qui consacre le droit du sol, les étrangers représentent encore 40 % de la population européenne. Aussi la possibilité d’une « fusion des races » est-elle l’objet de débats épineux. Le pourcentage d’étrangers diminue mécaniquement ensuite, grâce à l’application de la loi aux enfants nés sur place. Au final, les Français d’Algérie résultent d’un véritable melting-pot qui reste marqué par des pratiques linguistiques, culinaires, culturelles hétérogènes. Dans l’entre-deux-guerres, à Oran, par exemple, des corridas célèbrent le 14 Juillet.
Un arrachement à leur terre natale
Le contexte colonial favorise l’intégration des étrangers, car il permet aux Européens de constituer un groupe se distinguant des « indigènes ». Que les conditions de vie soient modestes n’empêche pas les colons de former une minorité privilégiée sur tous les plans. Outre qu’ils échappent à la discrimination juridique et politique, ils composent les classes les plus aisées de la société. En 1955, une étude sur les revenus aboutit au classement de la population en cinq groupes : 93 % des « musulmans » se retrouvent dans les deux catégories inférieures, où n’est compté aucun Français. Ces derniers composent en revanche l’immense majorité des catégories moyennes, et ils sont seuls dans la catégorie supérieure.
La guerre achève de les unir, face à la perspective d’un arrachement à leur terre natale. Seule une minorité, sur le million qu’ils sont, reste sur place. Pour les autres, l’Algérie devient la terre de leurs ancêtres. « Alors il n’y aurait plus que les Français de France à honorer leurs morts, le 2 novembre ? Les miens vont rester à Sidi-Moussa sans que jamais personne ne vienne les voir ? », s’interroge Jules Roy. L’auteur décidera de retourner en Algérie pour un ultime voyage. Une démarche devenue fréquente.
Pour en savoir plus
Les Français d’Algérie de 1830 à aujourd’hui. Une page d’histoire déchirée, J. Verdès-Leroux, Fayard, 2015.
Vous avez dit « pieds-noirs » ?
L’origine de l’expression « pieds-noirs » reste très incertaine. Le Trésor de la langue française indique qu’en 1901 le terme désigne les « matelots chauffeurs sur un bateau à charbon » dont les pieds sont noircis par le combustible. Ce dictionnaire de référence en étymologie recense ensuite, au cours du XXe siècle, plusieurs définitions faisant de « pieds-noirs » une appellation des « Arabes d’Algérie » ou des « Algériens », sans autre précision. Ont aussi été évoquées les guêtres des soldats français débarquant en 1830, les chaussures des Européens arrivant dans la colonie ou encore la couleur des pieds des fouleurs de raisin travaillant à la fabrication du vin. Quelle que soit son origine, ce terme, dont l’usage s’est répandu lors de la guerre d’indépendance, désigne aujourd’hui les Français d’Algérie.