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5 juillet 1962 à Oran : le massacre oublié de centaines d’Européens d’Algérie
FIGAROVOX/TRIBUNE - Il faut mettre un terme au silence assourdissant qui entoure le massacre de Français à Oran le 5 juillet 1962, estime Jean Tenneroni.
Par Jean Tenneroni
Publié le 05/07/2021 à 11:42 , mis à jour le 05/07/2021 à 15:40
Ancien officier, Jean Tenneroni a été conseiller technique du ministre de la défense (2000-2001) et référent ministériel déontologue du ministère des armées (2016-2021). Il est Français d’Algérie, fils, petit-fils et arrière-petit-fils de Français d’Algérie.
Le 5 juillet 1962, la ville d’Oran n’est plus « la Radieuse » que le général de Gaulle saluait quatre ans auparavant lors de son retour au pouvoir. Presque les deux tiers de ses 220.000 habitants européens ont déjà quitté une ville sinistrée et coupée en deux depuis la montée aux extrêmes dans la lutte entre l’OAS et le FLN. Ils redoutent aussi la brutalité des méthodes du commandant du corps d’armée, le général Joseph Katz, qui est en lien avec les représentants du FLN depuis les accords d’Evian, et qui a soumis à une violente répression la population pied-noir soupçonnée d’entre en collusion avec l’OAS. Les familles s’entassent à l’aéroport de la Sénia ou dans la zone portuaire, dans une situation de grande précarité humanitaire, sans que Paris ne mette en place des moyens supplémentaires de rapatriement.
Les autorités françaises, relayées par les haut-parleurs de véhicules militaires, et les autorités algériennes tentent de rassurer les Européens qui restent, parfois les plus vulnérables, sur leur sécurité et celle de leurs biens, « garanties par les accords d’Evian ». Les attentats ont aussi pris fin depuis une semaine avec l’embarquement des derniers groupes de l’OAS vers l’Espagne.
En ce jour de l’indépendance officielle, une foule en liesse venue en masse des quartiers périphériques musulmans se dirige vers les quartiers européens. Un peu avant midi, retentissent des coups de feu non identifiés qui déclenchent dans différents endroits, au cri de « c’est l’OAS », les premières tueries de Français par de nombreux manifestants armés, ralliés de la dernière heure, avec la complicité active des « ATO » (auxiliaires temporaires occasionnels), policiers peu formés du FLN, tandis que des tirs visent les sentinelles françaises en faction.
Durant plusieurs heures, les Français sont pourchassés dans les rues, les boutiques, les restaurants, les églises, les hôpitaux, jusqu’à chez eux pour être mitraillés, lynchés, mutilés, brûlés vifs, égorgés ou raflés selon le cas. Les casernes de l’armée française, en général, ne leur offrent pas refuge et les forces militaires françaises, soit 18.000 hommes, restent l’arme au pied sur ordre du général Katz. Les cadavres ramassés dans la rue, souvent mutilés au point de ne pouvoir être identifiés, remplissent rapidement les morgues, tandis que les comptes rendus s’accumulent sur le bureau des autorités militaires.
Parmi ceux qui sont enlevés, de tout âge, les plus chanceux sont conduits vers le commissariat central [qui relevait désormais des autorités algériennes, NDLR], lieu d’internement, où ils sont malmenés. D’autres sont acheminés par véhicules vers des lieux d’exécution, où ils seront livrés aux atrocités d’une foule ivre de sang, avant que leurs corps soient ensevelis discrètement - comme sur la rive nord-ouest du Petit-Lac dans une dizaine de fosses creusées au bulldozer, ainsi que l’attestent des photographies aériennes militaires.
Au cours de cette effroyable journée, nombre de personnes seront aussi sauvées par des musulmans qui les connaissent, intervenant à leurs risques et périls pour les faire libérer ou les cacher.
Au-delà de la dimension aveugle et spontanée d’une vengeance collective exercée sur des boucs-émissaires (...), on ne saurait écarter les signes d’une préméditation et d’une forme certaine d’organisation
Quelques jours après, des « bandes mafieuses » arrêtées seront présentées comme les coupables à la presse par les autorités algériennes. Au-delà de la dimension aveugle et spontanée d’une vengeance collective exercée sur des boucs-émissaires, que l’on peut expliquer en partie par la violence de l’activisme de l’OAS à Oran, on ne saurait écarter les signes d’une préméditation et d’une forme certaine d’organisation : mises en garde, la veille, d’Européens par des amis ou des employés musulmans, manifestants armés obéissant à des mots d’ordre, logistique de ramassage-exécution, attaque d’envergure de la gare défendue par la 3e compagnie du 8e RIMA visant à s’emparer des voyageurs réfugiés.
Certains historiens ont ainsi échafaudé l’hypothèse d’une implication du « groupe d’Oujda » (Ben Bella, Boumediene) du fait de sa proximité spatio-temporelle, des tensions qui l’opposaient au le GPRA à Alger. Ce groupe, favorable à l’éviction complète de la minorité européenne, aurait été, selon cette hypothèse, l’initiateur discret de cette manifestation, destinée à montrer l’incapacité des nouvelles autorités à exercer le maintien de l’ordre dans l’Algérie indépendante .
Alors que ce massacre avait été connu dès l’après-midi du 5 juillet en France puisque Pierre de Bénouville y fit allusion sur les bancs de l’Assemblée nationale (« au moment oùÌ, de nouveau, le sang coule aÌ Oran… »), la presse en parla peu et le minimisa, à l’exception de Paris-Match qui publia un reportage poignant. Les familles, soutenues par des associations, durent attendre plus de quarante ans pour prendre connaissance d’informations sur leurs disparus contenues notamment dans les archives du Quai d’Orsay.
Les zones d’ombre de ce trou noir historique ont pu néanmoins être dissipées, par la prise en compte de témoignages (avec entre autres L’agonie d’Oran de Geneviève de Ternant) et le travail d’analyse historique, comme le montre le professeur Guy Pervillé dans Leçon d’histoire sur un massacre. À partir de l’ouverture des archives, Jean Monneret (La tragédie dissimulée) ou le général Faivre (Les Archives inédites de la politique algérienne) ont pu reconstituer le déroulé du 5 juillet et démonter point par point les nombreuses contrevérités avancées par Joseph Katz (L’honneur d’un général) à la fois sur ses ordres donnés et sur la réalité de ses capacités de communication et d’informations.
Jean-Jacques Jordi a pu chiffrer à sept cents morts et disparus le bilan de cette journée dans son ouvrage au titre évocateur, Un silence d’État.
Les faits concernant le massacre d’Oran sont donc assez documentés pour être reconnus par la France, sans nécessiter la mise en en place d’une commission mixte franco-algérienne d’historiens sur le sujet comme le propose le récent rapport de Benjamin Stora, hormis si les autorités algériennes consentent à s’associer à ce travail de mémoire, notamment pour localiser l’emplacement des dépouilles.
Ce carnage continue à interpeller sur les raisons d’un silence aussi assourdissant, qui sans minimiser la responsabilité des tueurs algériens, oblige d’abord à reconnaître l’inaction volontaire et organisée des forces armées françaises, qui sont restées calfeutrées dans leurs casernes alors qu’elles étaient capables d’empêcher ou de réduire considérablement le massacre.
En effet les quelques officiers, tels le capitaine Croguennec du 2e zouaves et le lieutenant Rabah Khellif de la 403e unité de la force locale, qui prirent l’initiative, au risque de leur vie et de sanctions disciplinaires, de sortir de leur caserne et de porter secours aux victimes, purent, de par leur seule autorité, faire libérer et sauver des centaines de vies. En suivant leur conscience, ces figures de lumière, dans une journée de ténèbres pour l’armée française, ont moins désobéi à un ordre qu’ils ont refusé d’exécuter cet ordre manifestement illégal de passivité.
Les commandements donnés le 5 juillet correspondent pleinement à l’état d’esprit du président de la République qui ne voulait plus intervenir pour protéger les Français après l’indépendance
Cet ordre, comme celui qu’il donna de renvoyer les civils qui avaient pu se réfugier dans des cantonnements militaires, va beaucoup plus loin dans l’attentisme que les directives prises par le commandement durant les derniers mois d’engagement. À la demande expresse du Général de Gaulle (Général Faivre, Les archives inédites de la politique algérienne 1958-1962) celles-ci visaient déjà progressivement à proscrire les possibilités d’intervention dites d’initiative des forces de troisième catégorie.
Les commandements donnés le 5 juillet correspondent pleinement à l’état d’esprit du président de la République qui ne voulait plus intervenir pour protéger les Français après l’indépendance comme le lui fait dire dans ses mémoires Pierre Pflimlin (« Les Français n’auront qu’à se débrouiller avec ce gouvernement. ») ou Alain Peyrefitte dans C’était de Gaulle (« La France ne doit avoir aucune responsabilité dans le maintien de l’ordre…Si les gens s’entre-massacrent, ce sera l’affaire des nouvelles autorités. »).
En fait, on ne peut exclure, sans pouvoir le prouver, que, compte tenu du contexte, des personnalités en jeu et des ordres donnés, le général Katz ait reçu directement l’ordre de ne pas bouger du chef des armées, Charles de Gaulle.
En fin d’après-midi, alors qu’à Paris se tient la réunion du comité des affaires algériennes présidée par le chef de l’État, le commandement militaire demande enfin aux gendarmes mobiles de patrouiller dans les quartiers européens. Entre-temps, les capitales internationales, vraisemblablement alertées par leur marine de guerre en Méditerranée qui ont reçu des SOS, insistent auprès de Paris pour savoir ce qui se passe à Oran.
Ce massacre unilatéral et de proximité, selon la typologie du spécialiste Jacques Sémelin, comparable en cruautés à ce que d’autres Français subirent lors des « Vêpres siciliennes » au Moyen-Âge (1282), ne se serait jamais produit, ou du moins pas dans les mêmes proportions si, durant cette phase transitoire d’accession à l’indépendance, les forces militaires françaises à Oran, comme toute autre armée, avaient rempli leur mission de protection, qui est l’une de leurs raisons d’être, prévue par l’ordonnance du 7 janvier 1959 : « la défense a pour objet d’assurer en tout temps, en toutes circonstances et contre toutes les formes d’agression... la vie de la population ». Cela fait partie des intérêts vitaux que de protéger sa population et ses ressortissants à l’étranger, comme les armées démontrèrent qu’elles savaient toujours le faire seize ans après lors de l’opération Bonite à Kolweizi 1978.
D’autres arguments juridiques tels que la notion pénale d’assistance à personne en danger, le contenu des accords d’Évian, la jurisprudence sur le crime contre l’humanité ne font que conforter cette exigence d’intervention de sauvegarde de civils en détresse. À l’évidence, une non-intervention est aussi contraire aux traditions militaires, aux principes éthiques liés à l’état de militaire et à l’honneur des armées.
Une plainte pour complicité de crime de guerre et obéissance à des ordres criminels fut déposée en 1999 au nom des familles de victimes contre Joseph Katz qui avait été promu au plus haut grade de l’armée française (général d’armée) et était devenu conseiller général UDR. Il décéda avant la procédure d’appel et fut inhumé à l’étranger, en Espagne.
le massacre d’Oran constitue l’un des trois actes d’une tragédie où des populations fidèles à la France ont été sacrifiées par un gouvernement uniquement soucieux de se désengager brusquement et totalement
Après la tuerie de la rue d’Isly du 26 mars 1962 de dizaines de manifestants français sans armes par une troupe de tirailleurs et avant les ordres de ne pas rapatrier des milliers de harkis voués à la mort, le massacre d’Oran constitue l’un des trois actes d’une tragédie où des populations fidèles à la France ont été sacrifiées par un gouvernement uniquement soucieux de se désengager brusquement et totalement en rendant plus ou moins complice l’armée qui jusqu’ici les protégeait.
« Le silence demeure une faute impardonnable… Le « massacre oublié » ne peut plus, désormais, être oublié » écrivait Philippe Labro, à la fin de la préface du remarquable livre éponyme que consacra il y a neuf ans Guillaume Zeller à la terrible journée du 5 juillet 1962 à Oran. Force est de constater qu’il l’est encore, malgré la diffusion en 2018 sur France 3 d’un édifiant et émouvant documentaire Oran, le massacre oublié de Georges-Marc Benamou et de Jean-Charles Deniau et de propositions de loi visant à le faire reconnaître.
En comparaison de la « responsabilité accablante », dont a cru devoir parler le chef de l’État dans son discours du 27 mai 2021 à Kigali à propos du génocide des Tutsis, celle de l’État français concernant ce crime de masse à Oran n’est-elle pas écrasante, puisqu’un seul ordre à nos unités y aurait mis fin ?
Presque soixante ans et sept chefs d’État après, ce silence public, comblé seulement par une méritoire initiative mémorielle d’un « mur des disparus » à Perpignan, reste une offense permanente faite à la mémoire de ces innocents martyrisés et une blessure ouverte pour les leurs, laissant une sombre tache sur notre république et notre armée.