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Hannah Arendt contre les idéologues de l’éducation

, par  Auteur invité , popularité : 6%
Cet article provient d'une source externe à NJ sans autorisation mais à titre d'information.

Par Jean-Pierre Dumas.

France culture vient de terminer un cycle d’une semaine passionnant sur Hannah Arendt (grande-traversée-Hannah Arendt-la passagère). Hannah Arendt n’est pas une philosophe politiquement correcte, elle veut avant tout, « comprendre et penser ce que nous faisons » et cela sans concessions avec le politiquement correct. Nous proposons un extrait de la pensée d’Hannah Arendt sur l’éducation, d’autant plus stimulant que ça va contre les idéologues socialistes du ministère de l’Éducation qui nous dirigent en France.

Elle attaque fort :

Dans le monde moderne, le problème de l’éducation tient au fait que par sa nature même l’éducation ne peut faire fi de l’autorité, ni de la tradition, et qu’elle doit cependant s’exercer dans un monde qui n’est pas structuré par l’autorité ni retenu par la tradition. Mais cela signifie qu’il n’appartient pas seulement aux professeurs et aux éducateurs, mais à chacun de nous, dans la mesure où nous vivons ensemble dans un seul monde avec nos enfants et avec les jeunes, d’adopter envers eux une attitude radicalement différente de celle que nous adoptons les uns envers les autres. Nous devons fermement séparer le domaine de l’éducation des autres domaines, et surtout celui de la vie politique et publique. Et c’est au seul domaine de l’éducation que nous devons appliquer une notion d’autorité et une attitude envers le passé qui lui conviennent, mais qui n’ont pas une valeur générale et ne doivent pas prétendre détenir une valeur générale dans le monde des adultes.

Hannah ARENDT, « La crise de l’éducation » in La crise de la culture, essais folio, Gallimard, 1954, traduction française, 1972.

Les principes de l’éducation

L’éducation repose sur l’autorité

La crise de l’autorité dans l’éducation est étroitement liée à la crise de la tradition, c’est-à-dire à la crise de notre attitude envers tout ce qui touche au passé.

Hannah Arendt, La crise de l’éducation

Pendant des siècles, l’enseignant n’avait pas besoin de démontrer cette autorité, elle était naturelle. Dans la civilisation romaine, le passé était considéré comme modèle et « les ancêtres étaient considérés comme de vivants exemples pour leurs descendants  ».

Le respect du passé vient de la civilisation romaine, le Christianisme l’a continué sur de nouvelles bases. Sous Rome, le pouvoir de l’éducateur était fermement fondé dans l’autorité plus vaste du passé en tant que tel.

Ayant perdu nos traditions et ce qui touche au passé, nous avons perdu le fondement même de l’autorité. Cependant nous ne pouvons pas revenir en arrière. « Un tel retour en arrière ne fera jamais que nous ramener à cette même situation d’où justement a surgi la crise.  »

La disparition de l’autorité dans la vie politique ne signifie pas que l’autorité doive disparaître dans le domaine privé et dans l’école. L’autorité du maître dans l’enseignement repose sur le fait que le maître a un savoir dans son domaine supérieur à l’élève, elle ne repose donc pas sur la coercition ni sur un pouvoir extérieur. Dans l’autorité, il y a un rapport hiérarchique.

Quand le corps professoral dit, pour faire moderne (mai 68), qu’il faut laisser faire les enfants, qu’il ne faut pas leur imposer d’autorité (« il est interdit d’interdire »), alors les enfants peuvent être soumis à une autorité bien plus effrayante, celle du groupe, la tyrannie de la majorité ou du caïd. Les enfants sont alors obligés de suivre, ou d’entrer en délinquance juvénile, soit un mélange des deux, soit de s’isoler ou d’être un souffre-douleur.

L’autorité d’un groupe, fût-ce un groupe d’enfants, est toujours plus forte et beaucoup plus tyrannique que celle d’un individu, si sévère soit-il. L’enfant pris individuellement n’a pratiquement aucune chance de se révolter ou de faire quelque chose de sa propre initiative… il se trouve bien dans la situation par définition sans espoir de quelqu’un appartenant à une minorité réduite à une personne face à l’absolue majorité de tous les autres. Bien peu d’adultes sont capables de supporter une telle situation, et les enfants en sont tout simplement incapables.

Hannah Arendt, La crise de l’éducation

Le résultat d’une telle attitude extrême est que les enfants sont bannis du monde des adultes ; or les enfants ont besoin des adultes pour s’éduquer. Les cas de harcèlement des enfants par d’autres enfants de leur âge soit d’une manière physique, soit par le biais de facebook sont malheureusement une triste réalité qui peut mener à des extrêmes, cela montre la démission coupable des éducateurs vis-à-vis des enfants au nom d’un socialisme qui se veut libéral qui est en fait une démission.

L’éducation repose sur l’étude du passé

« il faudrait bien comprendre que le rôle de l’école est d’apprendre aux enfants ce qu’est le monde, et non pas leur inculquer l’art de vivre. »

Étant donné que le monde est vieux, toujours plus vieux qu’eux, le fait d’apprendre est inévitablement tourné vers le passé, sans tenir compte de la proportion de notre vie qui sera consacrée au présent.

Hannah Arendt, La crise de l’éducation

Contrairement aux animaux qui doivent apprendre à se nourrir et à survivre, l’enfant doit s’intégrer dans un monde qui existait avant lui et qui continuera après lui.

Le monde n’a pas débuté avec les élèves de la classe, le fait d’apprendre est par définition, tourné vers le passé ; d’où l’on vient (l’histoire), comment fonctionne le monde (les sciences physiques), « sans tenir compte de la proportion de notre vie qui sera consacrée au présent » (« notre vécu », pour parler le jargon du ministère de Mme Vallaud Belkacem, ce vécu est dérisoire par rapport à notre Histoire).

Il est évident que l’on est dans l’ambiguïté quand les enfants sont issus de l’immigration et ne se sentent aucune appartenance spéciale à ce monde qui n’est pas le leur (une élève, dans le film Entre les murs, dit clairement « qu’elle n’est pas fière d’être Française  »).

Pour les enfants issus de l’immigration, le problème est d’autant plus brutal qu’on ne se contente pas de remonter dans le passé, on passe d’un monde à un autre, d’une langue à une autre, d’une culture à une autre. À l’étrangeté due à la distance historique, s’ajoute l’étrangeté culturelle et religieuse, seule une minorité exceptionnelle peut supporter ce double choc (c’est aussi le problème des immigrés aux États-Unis). Il est difficile de ne pas reconnaître qu’il y a des cultures qui sont plus aptes que d’autres à s’assimiler.

L’objectif de l’école ne consiste pas, contrairement à ce que pensent les sociologues post soixante huitards, à favoriser la mixité, mais à rappeler notre culture (ce qui évidemment n’a rien à voir avec le mépris des autres cultures). On ne peut pas apprécier les autres cultures si l’on n’est pas persuadé de la grandeur de sa propre culture.

La culture française est assez riche pour qu’elle fasse l’objet de l’enseignement, quitte à le moderniser en utilisant des nouvelles technologies. L’objectif républicain, avant mai 68, consistait à la diffuser dans toutes les classes de la société, il faut simplement y revenir.

Or que constate-t-on ? L’histoire chronologique a été remplacée par l’histoire thématique, les articles de journaux (plutôt orientés à gauche) se substituent à l’histoire chronologique, l’étude des grands auteurs classiques est démodée. Certes, introduire un peu d’actualité dans un cours d’histoire ou de littérature est sans doute bienvenu, mais du passé littéraire et historique faire table rase au nom d’une actualité souvent baveuse, c’est tout simplement oublier le socle sur lequel repose la culture française qui s’appuiera toujours sur :

« Frères humains qui après nous vivez… ». F. Villon,

« La servante au grand cœur dont vous étiez jalouse

Et qui dort son sommeil sous une humble pelouse

Les morts, les pauvres morts, ont de grandes douleurs » C. Baudelaire

« Je ne suis qu’au printemps, je veux voir la moisson ;… Je ne veux pas mourir encore ». A. Chénier

« O longs désirs ! O espérances vaines… ». L. Labé

« Ariane, ma sœur, de quel amour blessée, vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée ! ». J. Racine

« Me sera-t-il permis aujourd’hui d’ouvrir un tombeau devant la cour, et des yeux si délicats ne seront-ils point offensés par un objet si funèbre ?… ». Bossuet

« Mignonne, allons voir si la rose

Qui ce matin avait déclose

Sa robe de pourpre au soleil,

A point perdu cette vêprée » P. de Ronsard

« La raison du plus fort est toujours la meilleure ». J. de La Fontaine

« Lorsque l’enfant paraît, le cercle de famille applaudit à grands cris. Son doux regard qui brille ». V. Hugo

« Les choses sont si belles d’être ce qu’elles sont » M. Proust

« …un Ange, entrouvrant les portes,

Viendra ranimer, fidèle et joyeux,

les miroirs ternis et les flammes mortes » C. Baudelaire

« Nous persuadons souvent d’aimer les gens plus puissants que nous ; et néanmoins c’est l’intérêt seul qui produit notre amitié. » La Rochefoucauld

« Les châteaux sont semés comme des reposoirs,

Ils ont nom Valençay, saint Aignan et Langeais,

Chenonceau et Chambord, Azay, le Lude, Amboise. » C. Péguy

« Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle,

Heureux ceux qui sont morts dans les grandes batailles,

Couchés dessus le sol à la face de Dieu.

Heureux les épis mûrs et les blés moissonnés. » C. Péguy

« Et souviens-toi que je t ‘attends  » G. Apollinaire

et tant d’autres…

Certes la folie déconstructive du ministère de l’Éducation n’est pas la seule responsable de ce transfert de référents, elle est largement accentuée par les nouvelles technologies telles que : le chat sur les téléphones portables où l’orthographe ne semble pas être celle de l’Académie française, et de vraies innovations comme Google (il est difficile de considérer Google, qui est l’encyclopédie moderne dont aurait rêvé Diderot, comme un gadget).

On regrette simplement qu’on n’ait pas encore réussi à marier l’enseignement de la culture française classique avec les techniques modernes. Les nouvelles générations doivent (ré)apprendre la chronologie, la culture française, l’histoire de la France à l’intérieur du monde, même (et surtout) si nos classes sont de plus en plus métissées.

Un enfant ne peut être traité comme une grande personne

« … la ligne qui sépare les enfants des adultes devrait signifier qu’on ne peut ni éduquer les adultes, ni traiter les enfants comme de grandes personnes. »

Hannah Arendt, qui connaît bien la démocratie aux États-Unis, sait que ce pays comme les autres essaie « d’égaliser ou effacer, autant que possible, la différence entre jeunes et vieux, doués et non doués, c’est-à-dire finalement entre enfants et adultes et en particulier entre professeurs et élèves »  ; or c’est, à son avis, une erreur.

L’éducation vise à développer le potentiel unique de chaque enfant

Si l’éducation est par nature conservatrice, elle doit aussi permettre de développer le potentiel unique qui existe dans chaque enfant.

L’éducation ne doit pas avoir peur d’être élitiste

La recherche de l’égalitarisme entre jeunes et vieux, doués et non doués, entre professeurs et élèves, « ce nivellement ne peut se faire qu’aux dépens de l’autorité du professeur et au détriment des élèves les plus doués. » in Hannah Arendt, 1972.

Durant la Troisième et la Quatrième République, l’instituteur jouait un rôle d’éveilleur et catalyseur, il repérait les meilleurs sans se préoccuper de son rang social et le poussait vers la grande école, ça a été un des ferments de la promotion sociale. Il est curieux que cette sélection silencieuse de la part de l’instituteur par le mérite ait disparu dans nos sociétés modernes si opposées aux « riches », aux « héritiers » parce qu’il faut donner sa chance à tout le monde.

La méthode

L’enseignement demande un effort de la part de l’élève, ce n’est pas un jeu

En partant de l’idée que l’enfant aime jouer, on a fait reposer la pédagogie sur des méthodes ludiques. L’enfant n’apprend pas pour rester enfant, mais pour passer à un autre état. D’autre part, apprendre demande de la part de l’élève une attention soutenue qui est l’opposée de l’activité ludique.

Si les enseignants (et les parents) n’obligent pas l’élève à un certain effort devant un contenu parfois difficile (et rébarbatif), les choses n’adviennent pas d’elles-mêmes.

L’enseignement est un contenu avant d’être une pédagogie

Sous l’influence des psychologues, on a introduit l’enseignement de la pédagogie pour les maîtres ; cela part d’un bon sentiment, à condition de ne pas inverser l’ordre des choses. Poussée à l’absurde, la pédagogie est devenue plus importante que le sujet à enseigner, de là à négliger la formation des professeurs dans leur propre discipline.

Il est évident qu’un enseignant, ayant une formation à peine supérieure à celle de ses élèves, qui cache son ignorance en voulant jouer au copain avec eux, n’est plus un maître (au sens étymologique du terme), il a perdu toute autorité. Un professeur n’enseigne pas n’importe quoi, il enseigne une discipline.

Un enfant n’apprend que dans la mesure où celui qui apprend sait ce qu’il doit apprendre, la maîtrise du savoir enseigné constitue la base de l’autorité de l’enseignant.

Le savoir ce n’est pas le « savoir-faire »

Il ne faut pas oublier que si Hannah Arendt est une philosophe pragmatique, c’est une philosophe nourrie à la philosophie allemande. Elle vit davantage dans les concepts que dans le cambouis du réel. Sa formation est européenne, peu américaine ; or aux États-Unis, pour savoir, il faut faire soi-même.

Cette méthode est tout à fait valable, mais limitée à certaines disciplines. Il est difficile d’apprendre les mathématiques d’une manière empirique. En revanche, il est difficile d’apprendre l’informatique sans manier un ordinateur.

Il est difficile d’apprendre à taper à la machine sans ordinateurs, il est difficile d’apprendre à réparer un moteur sans une voiture. Il y a donc des matières abstraites qui reposent sur un savoir abstrait et qui devraient, à partir d’un certain âge, être limitées à une élite ; et il y a des matières plus pratiques qui demandent un savoir-faire.

Pour l’apprentissage des langues vivantes, il semble qu’il soit important de commencer à apprendre en parlant au lieu de commencer à apprendre la grammaire et la littérature… comme nous l’avons fait avec des résultats mitigés. Cela n’empêche pas que les élèves plus âgés passent à la grammaire et à la littérature.

Ici, nous serons en désaccord avec Hannah Arendt, si les Français sont souvent si mauvais en langues vivantes, c’est que trop souvent leurs professeurs leur ont enseigné la langue sans parler la langue, mais en l’étudiant comme une langue morte.

Le paradoxe d’Hannah Arendt

C’est justement pour préserver ce qui est neuf et révolutionnaire dans chaque enfant que l’éducation doit être conservatrice ; elle doit protéger cette nouveauté et l’introduire comme un ferment nouveau dans un monde déjà vieux.

Hannah Arendt, La crise de l’éducation

Enseigner, c’est apprendre à l’enfant ce qu’il ne sait pas (à lire, à compter, à écrire), éduquer, c’est aussi faire advenir quelque chose qui serait déjà là, une potentialité.

Si l’enseignement est par essence conservateur (le monde existait avant que l’enfant soit scolarisé et il continuera après lui), il doit aussi être capable d’accueillir le nouveau, on ne peut pas être réceptif au nouveau si l’on n’a pas intégré l’héritage des grands ancêtres. C’est sans doute ce qui fait la grandeur et la difficulté d’un maître. Il appartient à l’éducateur de « faire le lien entre l’ancien et le nouveau : sa profession exige de lui un immense respect du passé ».

L’éducation ne peut se passer ni de l’autorité ni de la tradition, elle s’exerce cependant dans un monde qui n’est pas structuré par l’autorité ni par la tradition (dont on se moque).

Il appartient aux éducateurs et aussi à chacun de nous d’user avec nos enfants d’une notion d’autorité affectueuse que nous ne pouvons utiliser vis-à-vis des adultes. « Nous devons fermement séparer le domaine de l’éducation de celui de la vie politique et publique. Et c’est au seul domaine de l’éducation que nous devons appliquer une notion d’autorité et une attitude envers le passé qui ne doivent pas prétendre à détenir une valeur générale dans le monde des adultes ».

En enfantant, les parents n’ont pas seulement donné la vie à leurs enfants, ils les ont, par l’éducation, introduits dans le monde, en les introduisant dans le monde, ils les rattachent à ce monde en leur enseignant son passé et à s’intégrer dans la continuité du monde.

C’est également par l’éducation que nous décidons si nous aimons assez nos enfants pour ne pas les rejeter de notre monde, ni les abandonner à eux-mêmes, ni leur enlever leur chance d’entreprendre quelque chose de neuf, quelque chose que nous n’avions pas prévu, mais les préparer d’avance à la tâche de renouveler un monde commun.

Hannah Arendt, La crise de l’éducation

Toute la difficulté de l’éducation, c’est de faire en sorte que la singularité des possibles advienne, elle n’adviendra que si elle est conduite d’où la nécessité de l’autorité. Il est normal que devant une tâche aussi ambitieuse et difficile, il y ait des manques et des critiques, mais il n’est pas normal de prendre une méthode qui sera dès le départ vouée à l’échec sous l’impulsion de nos sociologues et psychologues de gauche.

Sur le web

 

 

Cet article Hannah Arendt contre les idéologues de l’éducation est paru initialement sur Contrepoints - Journal libéral d'actualités en ligne

Voir en ligne : https://www.contrepoints.org/2017/0...