Jean-Baptiste Noé
La présence française en Afrique noire, commencée de façon intense dans les années 1880, est en train de s’effacer. Le rêve colonial, porté par les républicains et poursuivi par les universalistes, se brise face aux réveils des peuples. L’armée française a dû quitter le Mali, laissant le pays dans un état guère différent de celui qui était le sien en 2013. La France a aussi quitté la Centrafrique, sans que le pays ne retrouve une quelconque stabilité. Ne reste donc que quelques pays du golfe de Guinée, notamment le Burkina Faso, où la situation empire, et la Côte d’Ivoire, toujours perçu comme la perle de l’Empire, du moins ce qu’il en reste.
Après la colonisation politique, achevée pour l’essentiel en 1960, la France a cru bon de se livrer à une colonisation humanitaire. Il s’agissait cette fois-ci d’apporter et la démocratie et le développement, mot magique qui suffit à justifier toutes les dépenses et qui interdit tout regard analytique. S’interroger sur la réalité de ce « développement » classe aussitôt dans le camp des personnes inhumaines. Qui pourrait en effet être contre le développement des pays pauvres ? Pourtant, à partir du moment où celui-ci se fait avec des fonds publics, et non pas de l’argent privé, il est normal que la population française soit informée des dépenses et des résultats obtenus.
Keynésianisme à l’échelle internationale
Ni le Vietnam, ni la Corée du Sud, ni le Japon n’ont connu de politique de développement. Cela ne les a pas empêchés de devenir ce qu’ils sont aujourd’hui. À l’inverse, les pays qui reçoivent l’ADP (aide publique au développement) sont toujours aussi pauvres. Cela fonctionne comme du keynésianisme à l’échelle internationale, la manne du développement devenant une rente financière comme une autre. De rares auteurs, comme Dambisa Moyo (L’aide fatale, 2009) ont dénoncé cette politique socialiste, qui maintient les pays dans la pauvreté, notamment en engendrant une corruption néfaste. Ainsi, en 1970, le Malawi, le Burundi et le Burkina Faso disposaient d’un revenu par habitant supérieur à celui de la Chine. Un problème est manifestement survenu. En 1990, l’Afrique noire comptait 1/5e des pauvres du monde ; en 2015, 50%.
L’aide a engendré toute une bureaucratie, au FMI, à la Banque Mondiale, dans les différentes banques régionales africaines, qui vivent de la réception de l’argent international et de sa redistribution. Mettre un terme à l’aide, c’est supprimer ces emplois, des postes prestigieux et très bien rémunérés. Nombreux sont donc ceux qui n’ont pas intérêt au développement. Un phénomène socialiste que l’on connait très bien au niveau local.
L’AFD (Agence française de développement), organisme à la comptabilité obscure, est l’un des piliers de cette aide et de la permanence de l’esprit colonial. Alors qu’elle vit essentiellement d’argent public, son budget est très difficile à trouver, aucun document clair et compréhensible n’étant présenté sur son site. 70% de ses dépenses ont lieu en Afrique, pour la plupart financées par l’argent du contribuable français. En 2021, son budget était de 12 milliards €. L’AFD est très fière de consacrer une grande part de son budget au développement durable, c’est-à-dire à la construction de panneaux solaires et d’éoliennes. Mais elle est encore plus fière de la mise en place de « l’aide déliée », véritable pilier de son idéologie. Quand un autre pays distribue l’aide, il demande que l’argent de ses citoyens serve dans les entreprises de son pays. C’est le principe de l’aide liée. Pas la France et l’AFD, qui peuvent distribuer l’aide à des entreprises étrangères. En clair, le contribuable français finance des entreprises chinoises et américaines.
Quels intérêts en Afrique ?
Si on met de côté la question humanitaire, quels sont les intérêts de la France en Afrique ? Surement pas économique. L’Afrique représente à peine 1% du commerce mondial et les entreprises françaises font plus d’échanges avec la Belgique qu’avec l’ensemble du continent africain. Ledit continent qui, lorsque l’on retire le Maroc, voit sa part encore plus restreinte.
Non pas, non plus, d’intérêts énergétiques. Ce n’est pas pour l’uranium que la France est intervenue au Mali : c’est le Kazakhstan qui fournit l’essentiel de l’uranium mondial. Le pétrole et le gaz viennent d’ailleurs. Ni le Nigéria ni l’Algérie ne jouent de rôle fondamental. La mer du Nord, la Méditerranée orientale, le Golfe, la Caspienne, demain le détroit du Mozambique, sont beaucoup plus stratégiques.
L’intérêt militaire est faible aussi. Certes, cela permet à l’armée de terre de s’entrainer en conditions réelles et de faire des opérations extérieures, ce qui est toujours bénéfique. J’ai longtemps cru que les interventions en Afrique permettaient à l’armée de terre de s’entrainer, et donc d’y trouver un intérêt tactique. Après discussion avec plusieurs officiers qui ont participé à Barkhane ou à Sangaris, j’ai revu mon jugement. Tous m’ont dit que l’intérêt d’entrainement était faible, dans la mesure où le type de mission, certes intéressante, ne prépare pas à la guerre, surtout une guerre en Ukraine. Il est vrai que les guerres coloniales n’ont jamais préparé à Verdun ou à Bir-Hakeim.
Un intérêt sécuritaire ? C’est ce qui nous a été vendu. Combattre au Mali pour éviter des attentats en France. Les terroristes maliens et burkinabés visent un ordre politique dans leur pays, pas en France. Jamais aucun Malien ou Nigérian n’a commis des attentats à Paris ou à Nice. Le terrorisme se combat en France, avec une police et des services de renseignement efficaces, pas au Sahara, avec une armée dont ce n’est pas le métier.
Intérêt politique ? Gagner des voix pour l’ONU, un machin qui continue à bouger près de 80 ans après sa création, qui n’a jamais été capable de régler aucun conflit ? Où est l’ONU dans la guerre en Ukraine ?
On a donc beaucoup de mal à définir ce que peuvent être les intérêts de la France en Afrique, si ce n’est flatter l’orgueil impérial. Mieux vaudrait gagner des parts de marchés en Italie, en Europe de l’Est et en Asie centrale, plutôt que de se fourvoyer dans les forêts du Congo. On pourra rétorquer que, présents en Afrique, nous préparons l’avenir, le jour où le continent sera « développé ». Nous y sommes depuis les années 1880. Si ce jour du développement devait advenir, le premier arrivé ne sera pas forcément le premier servi.
Voici donc la France engagée dans des dépenses publiques majeures et des opérations militaires couteuses en hommes et en armes, sans que ses intérêts à pratiquer cela ne soient jamais clairement définis.
Vincent Bolloré a vendu ses ports africains, notamment pour investir dans Vivendi. Si la finance s’en va, il est fort probable que les intérêts soient peu nombreux.
Myopie africaine
En réduisant la vision africaine de la France à la portion congrue du golfe de Guinée, on s’empêche de penser l’Afrique des Grands Lacs, pourtant région essentielle, de penser le canal du Mozambique, d’où Total est parti à cause d’attentats djihadistes, et où se trouvent pourtant de grandes réserves de gaz. On ne pense plus Djibouti et les pays du Golfe, ni les îles de l’océan Indien, entre Afrique et Asie. Bref, au nom d’intérêts jamais définis, la France est victime d’une myopie africaine qui l’empêche de prendre toute la mesure de ce continent et du nouveau monde qui émerge.