Le 11 mars 1963 tombait au Fort d’Ivry le Colonel Bastien-Thiry.
Monsieur Pierre Sidos a autorisé la publication d’un document unique qu’il détient. Ce récit des ultimes instants du colonel Bastien-Thiry fut rédigé de la main même d’un témoin privilégié : un dirigeant de la police française qui, pour mieux servir la France dut cacher son admiration pour l’homme qui allait mourir et pour la cause à laquelle cet homme avait sacrifié sa vie.
Samedi 9 mars 1963 – 17 heures.
P…, commissaire divisionnaire à l’état-major de la police municipale, me demande au téléphone de mon bureau du 5ème district, avenue d’Italie, et m’invite à venir d’urgence à son bureau. Je ne puis m’empêcher de m’exclamer : « Je crois, hélas, deviner pourquoi ». Je pars donc à la préfecture, et là, P… me confirme qu’en effet, si Prévost et Bougrenet de la Tocnaye sont graciés, l’exécution de Bastien-Thiry est ordonnée pour le lundi 11 mars au matin. Le moins qu’on puisse dire est que les choses n’ont pas traîné depuis le jugement qui doit remonter à quinzaine. Nous voici à mettre sur pied le futur service d’ordre…
B…, commissaire de Choisy, assurera un isolement total des Prisons de Fresnes, avec des effectifs considérables.
L…, commissaire de Charenton, qui sera de ronde de nuit du 10 au 11, consacrera tout son temps à la surveillance de l’itinéraire Prisons-Fort d’Ivry ; effectifs généreusement prévus : on ne lésine vraiment pas…
B…, commissaire d’Ivry, assurera les fonctions judiciaires : accompagnement des autorités, présence sur le lieu de l’exécution et procès-verbal pour en rendre compte. Détail pénible : on le charge de commander le cercueil et on lui donne les mensurations du malheureux ; ces préparatifs hideux, concernant un homme bien vivant, espérant sans doute encore avec ses proches auxquels il est toujours relié par la pensée (sa femme et ses trois petites filles ?) me mettent dans un trouble profond.
Je reviens chez moi, sans dire un mot, en proie au désespoir et au dégoût, me demandant comment je vais vivre ces quarante-huit heures d’attente… Pour comble, je préside le soir même, le bal de la section de Gentilly de l’orphelinat mutualiste de la PP. Comment ai-je pu, avec mes pensées en désarroi, tenir devant les niaiseries de ces gens se contorsionnant, et faire le discours d’usage ?
Le dimanche est une véritable veillée funèbre : je ne sais où aller pour fuir les pensées qui m’assaillent. La journée passe, morne.
Sans avoir dormi, je me lève à une heure du matin. Il pleut à torrents. Par les rues désertes je vais à la préfecture prendre contact avec les équipes en civil de la Brigade de direction, mises à ma disposition pour chercher, véhiculer et protéger au besoin les juges, le procureur général, l’aumônier, le médecin. C’est un médecin de l’Armée de l’air qui doit assister, ô dérision, à cette mort. Les braves gars de la Brigade, des gens courageux toujours prêts à traquer les criminels, la nuit, sont ébranlés eux aussi. Ils ont à tour de rôle escorté le prisonnier tout au long des nombreux trajets Prisons-Fort de l’Est où siégeait le tribunal. Les rares contacts qu’ils ont eus avec Bastien-Thiry (entrevu quand il montait et descendait du fourgon cellulaire) leur ont laissé malgré tout une profonde impression que l’on éprouvait en le côtoyant, même sans lui parler… « Il semblait enveloppé d’une auréole »
Je repasse au district, encore plus ému par ce bref aveu d’un humble flic. Je prends dans ma voiture mon chauffeur de service et un secrétaire et nous partons pour Fresnes.
Dès notre arrivée, je vois une dizaine de reporters de presse filmée ou de télé qui allument leurs projecteurs. Cette attente des badauds de profession en prévision d’une curée, recherchant avidement tout ce qui se présente de sensationnel, me semble quelque chose d’indécent. Usant des consignes draconiennes que j’ai reçues, c’est sans ménagements que je les fais refouler dans le bistrot voisin qu’ils ont déjà fait ouvrir et où ces importuns ont établi leur PC.
Les effectifs arrivent, les commissaires mettent en œuvre le plan qu’ils ont reçu, je reste rencogné dans le fond de ma voiture, après les avoir successivement revus. Je suis embossé dans l’allée menant au pavillon résidentiel du directeur de la prison, M. Marti.
Le condamné est dans le bâtiment voisin : le CNO (Centre national d’orientation), où sont habituellement concentrés les prisonniers en attente d’une autre affectation. Cette masse sombre est silencieuse : les CRS de garde aux abords courbent le dos sous l’averse. Ma radio grésille doucement. Paris est encore en léthargie ; la police prend la place sur l’itinéraire, sans bruit la pluie fait rage… J’écoute le vide… et prie.
Tout à coup, les abords de la prison s’animent : B…, qui attend près de la porte, pénètre dans le CNO en compagnie de M. Marti. L’aumônier suit. Survient Gerthoffer, le procureur général, silhouette falote, moulé dans un pardessus gris aux formes démodées ; il descend de voiture et saute pour éviter les flaques d’eau, faisant le gros dos sous les rafales. Ces vieillards allant faire tuer un être jeune, plein de vie encore, me semblent une énormité inhumaine.
La gendarmerie, chargée de livrer le condamné au peloton d’exécution, a fait grandement les choses : une escorte de trente motos, celle d’un chef d’Etat, trois petits cars bourrés d’effectifs armés, pour s’intercaler entre les divers véhicules du cortège, prennent place sur l’avenue dite « de la Liberté ». Le car chargé de transporter le condamné, avec une garde de huit gendarmes, entre dans la prison. Nul n’ignore que la gendarmerie est le pilier de ce régime…
http://lesamisdalgerianie.unblog.fr...]
BASTIEN-THIRY 1948
B… m’informe par radio que, toutes les personnalités étant arrivées, on va réveiller le condamné. Il me relatera ensuite que c’est Gerthoffer qui est entré le premier et que Bastien-Thiry a aussitôt demandé quel était le sort de ses compagnons. Apprenant qu’ils étaient graciés, il sembla alors délivré de tout souci et entra dans une sorte d’état second, abandonnant toute contingence terrestre.
Il revêt son uniforme et sa capote bleu marine de l’Armée de l’air sans prêter un instant d’attention aux paroles bien vaines que ses avocats croient devoir prononcer. Il entend la Messe à laquelle assiste également M. Marti. Il est, même aux yeux des moins perspicaces, en dialogue avec le Ciel. Au moment de communier, il brise en deux l’hostie que lui tend l’aumônier et lui demande d’en remettre la moitié à son épouse. Puis, après l’Ite Missa est, il dit « Allons »… et se dirige vers le couloir de sortie. A ce moment, les phares des voitures s’allument, les motos pétaradent, et j’annonce par radio la phrase que j’ai si souvent prononcée lorsque j’étais avec De Gaulle : « Départ imminent »…
Mais rien ne vient, et cette attente imprévue semble atroce. Pendant vingt affreuses minutes les avocats vont tenter une démarche désespérée : ils demandent au procureur général d’ordonner de surseoir à l’exécution en raison du fait nouveau qu’est l’arrestation récente d’Argoud. Bastien-Thiry, absent de tout, revient dans sa chambre, stoïque, silencieux, méprisant devant ces passes juridiques où chacun s’enlise. Il ne dira pas un mot, ni d’intérêt, ni d’impatience…
B…, qui n’est pourtant pas un croyant, me dit : « Il est déjà parti en haut ».
Enfin, les palabres des hommes de loi prennent fin : le procureur refuse tout sursis.
Les phares s’allument de nouveau, les motos repartent à vrombir. Cette fois, c’est bien le départ. Je vois la voiture du condamné balayer de ses phares le seuil de la prison, puis se diriger vers le portail ; tout le cortège s’ébranle. C’est bien celui d’un chef d’Etat, dans son triomphe.
Ce condamné qui, au procès, a traité De Gaulle d’égal à égal et l’a assigné au Tribunal de Dieu et de l’histoire, comme renégat à la parole donnée, aux serments les plus solennels et sacrés, ce condamné est bien un chef d’Etat.
C’est bien le même cortège que j’ai si souvent commandé : voiture pilote avec phare tournant, motos devant, motos formant la haie d’honneur, motos derrière, et quinze voitures officielles suivant…
La pluie redouble ; je reste loin derrière, suivant la progression par radio codée… comme pour l’Autre…
Je décide d’aller directement au cimetière de Thiais, triste aboutissement… Je n’aurais pas pu assister à ce Crime, pas même rôder autour du Fort d’Ivry et entendre cette horrible salve.
Au moment où j’entre parmi les tombes, j’entends cette petite phrase de B…, et elle me restera longtemps dans l’oreille : « Allô… Z1 » ; le processus s’accélère… « Je vois le condamné contre son poteau ». Et, à 6h42, cette information : « Exécution terminée ». Je sais gré à B… d’avoir évité la formule consacrée « Justice est faite », elle serait si malvenue ici. Justice… où es-tu ? J’attends encore : rien. Donc, il n’y a pas eu défaillance du peloton comme pour le malheureux Degueldre.
Je vais avec D…, dont je connais les sentiments proches des miens ; nous nous rendons au carré des condamnés. C’est une triste parcelle recouverte de hautes herbes jaunies par le gel, entourée d’arbustes dénudés, frêles et désolés. Un trou a été creusé dans la glaise qui colle aux chaussures.
Enfin arrive un fourgon, escorté par le colonel de gendarmerie de Seine-et-Oise. On descend le cercueil de bois blanc. L’aumônier arrive ; il est suivi du médecin, un grand maigre, tout gêné. Je viens saluer et me recueillir avec D… Les gendarmes se retirent ; les fossoyeurs, à l’abri dans le bâtiment de la Conservation tardent à venir. Nous restons là, tous les quatre, à prier devant cet humble cercueil, placé de travers sur le tas de glaise, courbant le dos sous les rafales de ce sale hiver qui n’en finit pas…
Dehors, les premiers banlieusards se hâtent vers le travail, indifférents à tous ces policiers massés devant le cimetière. Chacun va à ses occupations, c’est le monstrueux égoïsme des grandes cités.
Ainsi est mort pour son idéal, le Rosaire au poignet, Jean-Marie Bastien-Thiry, trente-quatre ans, ingénieur de 2e classe de l’aviation militaire, père de trois petites filles, devenues subitement orphelines, demeurant de son vivant rue Lakanal, à Bourg-la-Reine.
Paris, le 11 mars 1963, 11 heures du matin.