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Uber Files : la République entre copains

, par  Baptiste Gauthey , popularité : 4%
Cet article provient d'une source externe à NJ sans autorisation mais à titre d'information.

Durant l’été 2022, le journal Le Monde et des médias du Consortium international des journalistes d’investigation ont publié près de 120 000 documents mettant en avant les techniques de l’entreprise Uber pour contourner les lois et s’insérer dans le marché très fermé des transports publics particuliers de personnes. Le responsable des fuites, un ancien lobbyiste d’Uber entre 2014 et 2016 nommé Mark MacGann, a joué un rôle central dans les relations entre l’entreprise et les politiques.

Sur la base de ces révélations, une commission d’enquête parlementaire initiée par La France Insoumise (LFI) a rendu ses conclusions, ce mardi 18 juillet 2023. Sans surprise, le rapport n’est pas tendre avec Emmanuel Macron et Uber, dénonçant une proximité étroite entre l’entreprise et le président de la République, ministre de l’Économie à l’époque des faits.

Il est reproché à Emmanuel Macron d’avoir « œuvré pour favoriser le développement d’Uber en France » par la réalisation d’un « deal secret ». Notons toutefois l’absence de tout acte illégal. Les accusations semblent même parfois tomber dans le procès d’intention à l’appui d’un argumentaire anticapitaliste.

Ce procès d’intention emploie le champ lexical du soupçon, de la dissimulation et du complot :

« Uber a trouvé des alliés au plus haut niveau de l’État… L’intensité des contacts entre Uber, Emmanuel Macron et son cabinet témoigne d’une relation opaque, mais privilégiée, et révèle toute l’incapacité de notre système pour mesurer et prévenir l’influence des intérêts privés sur la décision publique ».

C’est bien connu, l’État et les politiques ont le monopole de l’intérêt général, et tout intérêt privé va forcément à l’encontre du bien collectif…

Je ne reviendrai donc pas sur le fond de la commission qui laisse de toute manière place à diverses interprétations, pour me focaliser sur ce que dit cette affaire de la société française.

Un capitalisme de connivence délétère

D’abord, bien loin de prouver un quelconque complot d’un ministre ancien banquier qui, par pure malveillance capitalistique ou pour servir ses propres intérêts, voudrait faire plaisir à ses « amis » puissants d’Uber, ce rapport met en évidence l’extrême proximité entre les milieux politiques et les milieux privés. Du reste, ce n’est pas la première fois qu’un ministre de l’Économie entretient des relations privilégiées avec des dirigeants d’entreprise. Ce qui dérange les auteurs du rapport ne réside pas tant dans l’interventionnisme économique que le type d’entreprise

pour lequel cet interventionnisme procède.

Là se noue tout le problème : ce qui est condamné est le soutien accordé à Uber, non l’intervention de l’État dans la vie économique.

En réalité, ce rapport démontre l’extrême centralisation et politisation du pouvoir en France ; fait peu souligné par les commentateurs. Ce qui devrait interroger, c’est qu’une entreprise ait besoin de passer par un ministre pour s’insérer dans un marché. En toute logique, toutes les indignations devraient cibler l’existence, en France, d’un capitalisme de connivence délétère.

Tant que l’État jouera un rôle aussi important dans l’économie, ces situations seront inévitables.

N’est-il pas ironique de voir l’immense cohorte des promoteurs d’un interventionnisme économique sans limites (de LFI au RN en passant par Le Monde…) dénoncer en chœur les relations étroites entre le ministre Macron et Uber ? « Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes »…

Un coup de pied dans la fourmilière plus que nécessaire

Si ces liens sont, pour les raisons esquissées plus haut, condamnables d’un point de vue libéral, il reste que l’action d’Emmanuel Macron était, à l’époque, plus que nécessaire. Il faut se rappeler de l’immense monopole des taxis sur un marché complètement fermé et sur-réglementé, aux seuls profits d’une corporation.

La rente de situation des taxis était tout à fait scandaleuse et illégitime. Surtout, elle se faisait, comme c’est toujours le cas dans des situations de monopoles garantis par l’État, au détriment des consommateurs (et donc, de ce fameux « intérêt général »…).

Comme à leur habitude, les corporations, se drapant dans les oripeaux de l’intérêt général, défendent leurs intérêts propres. Ainsi, le syndicat de taxi (UNT) a annoncé porter plainte contre Emmanuel Macron pour « trafic d’influence » et « prise illégale d’intérêt ». On retrouve ici ce geste typiquement français, où des privilégiés qui profitent d’un monopole protégé et entretenu par l’État s’insurgent à la moindre remise en cause de leurs privilèges, persuadés de se battre pour la conservation d’« acquis sociaux ».

Il est reproché à monsieur Macron d’avoir passé un deal avec Uber. Contre la suppression d’Uber Pop, l’État français acceptait de réduire drastiquement le nombre d’heures de formation obligatoires pour devenir chauffeur Uber. Pourtant, qu’est-ce qui justifie une formation supplémentaire alors qu’il existe déjà l’examen du permis de conduire ? On ne pourrait faire plus symptomatique de la bureaucratisation et de la sur-administration française : réglementer arbitrairement, entraver toujours plus les initiatives individuelles…

La simplification des démarches pour devenir chauffeur ne peut être contestée que par ceux qui, par corporatisme et avec la complicité de l’État, souhaitaient maintenir un coût à l’entrée important pour conserver un monopole dont seuls eux profitaient.

L’arrivée de la concurrence a largement contribué à améliorer le service et a permis de réinstaurer un équilibre entre l’offre et la demande. Cette dérégulation était plus que nécessaire. On regrette seulement que le président de la République n’ait pas eu la bonne idée de l’étendre à d’autres domaines…

Chauffeurs Uber : de l’esclavage moderne ?

Pour être complet, vient peut-être la question la plus complexe et, ayons l’honnêteté de le dire, légitime : celle de la précarisation. Il n’est pas question pour moi de relativiser la réalité des conditions de travail de certains chauffeurs. La rentabilité d’une telle entreprise repose peut-être sur les économies tirées d’une rémunération au rabais.

Mais il convient ici d’opposer deux arguments.

D’abord, à moins de considérer les individus s’engageant dans ce contrat avec Uber comme des mineurs incapables de prendre une décision rationnelle pour leur vie, on ne peut pas honnêtement réfuter que toutes ces personnes font le choix souverain d’une telle carrière plutôt qu’une autre. Là où Uber est implanté, c’est-à-dire dans les zones urbaines à forte densité, d’autres possibilités d’emplois (même peu qualifiés) existent. Malgré cela, de nombreuses personnes préfèrent travailler avec Uber.

Certes, les chauffeurs ne bénéficient pas de la sécurité du sacro-saint salariat, et cela se fait parfois au prix d’une certaine précarité. Mais à quel degré de paternalisme et d’incapacité à saisir la profonde subjectivité des individus et des déterminants de leurs actions tombe-t-on, lorsque pour certains, il est à ce point inconcevable que l’on puisse faire le choix de l’autonomie au prix de la sécurité ?

Pourquoi est-il si difficile d’envisager que l’on puisse privilégier un métier où l’on conduit sa propre voiture, avec la liberté de choisir ses horaires de travail, d’écouter sa propre musique… plutôt que de préparer des hamburgers chez McDo tout en subissant un manager en plein syndrome du petit chef, et ce même si cela implique une rémunération horaire plus modeste ?

Cette volonté de protéger les individus d’eux-mêmes ne cessera jamais de m’étonner, et est révélatrice d’une forme absolue de mépris : celle qui consiste à leur dénier la capacité d’être responsables de leurs choix.

On pourrait nous rétorquer que, s’il s’agit effectivement d’un choix, alors le problème vient du fait qu’ils n’en aient pas d’autres. Argument imparable, mais formidablement sophistique. En effet, cet idéalisme – qui ne sert in fine que celui qui le profère, satisfait d’une grandeur et d’une pureté morales obtenues à peu de frais – tombe dans un écueil souvent relevé par Raymond Aron : l’incapacité à distinguer le possible du souhaitable .

En 1933, alors qu’il revient de son séjour en Allemagne, Aron s’empresse d’avertir un sous-secrétaire français aux affaires étrangères de ce à quoi il a assisté outre-Rhin.

À la fin de son brillant exposé, et persuadé d’avoir emporté l’adhésion de son interlocuteur, ce dernier lui répond :

« Je vous suis obligé de m’avoir donné tant d’objets de méditation. Mais vous qui m’avez si bien parlé de l’Allemagne et de ses périls qui se lèvent à l’horizon, que feriez-vous si vous étiez à ma place ? ».

Cette simple question cloua le jeune Aron au sol. Il était incapable de répondre. De l’aveu même de l’intéressé, cet événement joue un rôle important dans la formation du « spectateur engagé », cette posture méthodique qui consiste à ne jamais perdre de vue le réel.

Dans le cas qui m’occupe présentement, distinguer le possible du souhaitable consiste à accepter, aussi malheureux que cela puisse être, que les conditions de réalisation d’un monde éliminant les métiers peu rémunérés, aux conditions difficiles et suscitant une crise de sens, ne sont pas réunies.

Il faut donc se poser la seule question qui vaille : tous ces chauffeurs étaient-ils mieux lotis avant l’arrivée de la plateforme ? Il ne me semble pas que la réponse soit positive.

Voir en ligne : https://www.contrepoints.org/2023/0...