OCTOBRE2013 -
(Essai de conclusion) QUI A MON AVIS NE TIENS AUCUN COMPTE DE NOS DIVERS TÉMOIGNAGES DONT LES DERNIERS REÇUS DANS « ÉTUDES COLONIALES » (Jean François Paya)
IV- ESSAI DE CONCLUSION
Il me reste donc à tenter une synthèse. Celle-ci abordera successivement les explications des faits proposés par les principales tendances :
- la thèse du général Katz, qui incriminait avant tout l’OAS ;
- la thèse du capitaine Bakhti, qui avait rejeté la responsabilité du massacre sur la bande de brigands d’Attou ;
- celle aujourd’hui soutenue par Jean-François Paya et par Jean-Jacques Jordi, qui dénoncent un complot du colonel Boumédiène ;
- et enfin, il nous restera à examiner les responsabilités éventuelles du général de Gaulle et de son gouvernement.
La personne du général Katz et son interprétation ne sont pas sorties grandies de l’examen des historiens, contrairement à ce que Charles-Robert Ageron avait imprudemment présumé. Au contraire, Alain-Gérard Slama d’abord, puis Jean Monneret et Jean-Jacques Jordi ensuite ont mis en évidence le fait que sa thèse était une reconstruction plus fictive qu’objective, réduisant contre toute vraisemblance la durée des faits et partant leur bilan, et s’attribuant abusivement le mérite de réactions individuelles qu’il avait d’abord voulu condamner. En même temps, il s’est lui-même démenti en manifestant un profond ressentiment contre tous ses supérieurs – à l’exception du général de Gaulle, qu’il dit néanmoins mal informé - donnant ainsi l’impression qu’il leur reprochait de ne pas lui avoir donné les ordres dont il avait besoin pour faire face à la situation aussi honorablement que possible. Le jugement sévère du capitaine Croguennec à son égard paraît donc le plus juste. Mais à travers l’ensemble du compte rendu qu’il a dressé de son commandement à Oran, il aggrave encore son cas en donnant l’impression d’un aveuglement volontaire sur la gravité des enlèvements, comme s’il n’avait pas pu supporter l’idée que la mission de protéger toutes les populations contre toutes les menaces – et pas seulement contre celle de l’OAS - était une mission impossible dans le cadre des accords d’Evian. Il lui a donc manqué d’oser mettre sa conscience au dessus des ordres, mais le pouvait-il ?
L’explication de l’origine du drame qu’il donne dans ses Mémoires et auparavant dans son rapport du 12 juillet 1962, attribuant les incidents en premier lieu « à des tirs d’Européens sur les manifestants et les policiers algériens », n’a pas convaincu les historiens parce qu’elle ne repose sur aucune identification incontestable des auteurs des premiers tirs. En effet, il sélectionne parmi une grande quantité de témoignages recueillis ceux qui lui semblent pouvoir aller dans son sens, mais aucun ne fournit de preuve irréfutable de l’identité des auteurs de ces tirs, et leurs lieux de départ situés dans des quartiers où aucun musulman n’aurait pu s’aventurer une semaine plus tôt ne prouvent rien à la date du 5 juillet.
Voici ce qu’il en dit dans son rapport du 12 juillet : « Divers incidents devaient alors se produire. Le premier, place de la Bastille, où des coups de pistolet furent tirés par des Européens en direction d’un groupe de Musulmans qui voulait hisser un drapeau algérien sur un immeuble de cette place. Cet incident ne devait avoir aucune suite. Il n’en fut pas de même place Karghenta où des coups de feu furent tirés du deuxième étage de la Maison du Colon sur un groupe de scouts musulmans, coups de feu vus par un capitaine de tirailleurs de passage à Oran, le capitaine Gaston, par plusieurs aumôniers militaires et aussi par un gendarme, le maréchal des logis Alban. D’après les dires de membres des forces françaises (officiers du district de transit d’Oran), des coups de feu ont été également tirés d’immeubles européens adjacents à la place Valéro sur des ATO stationnés boulevard Joffre, qui ont été touchés ». Bien sûr, cette hypothèse d’un coup de folie devant ce qui aurait été ressenti comme une insupportable invasion ne peut être totalement écartée a priori, mais plus d’un demi siècle après les faits elle demande encore à être prouvée. Les témoignages invoqués ne sont pas nécessairement faux, mais ils pourraient également servir de preuves à une autre hypothèse, celle d’un complot algérien visant à régler des comptes contre la population française d’Oran.
Pourtant, on doit accorder plus d’attention au dernier facteur mentionné dans son rapport du 12 juillet : « au fait que les responsables du FLN, trop peu nombreux, n’étaient pas en mesure d’encadrer et de contrôler une population musulmane surchauffée par quatre jours de manifestations ininterrompues et qui se trouvait dans un état quasi hystérique », et surtout à ce qui suit : « Il faut noter que la population musulmane soumise depuis le cessez-le-feu à des fusillades quotidiennes, à des tirs de grenades, à fusil, à des mortiers de 60 et de 80, à des plastiquages eux aussi quotidiens, qui ont fait dans ses rangs quelque 1.500 morts et plus de 2.000 blessés, n’a pu se retenir de satisfaire un désir de vengeance contre les Européens ». C’est là un point capital sur lequel insistent également tous les auteurs algériens, Karim Rouina, Fouad Soufi, ainsi que Saddek Benkada et les autres témoins interrogés par Pierre Daum. Il paraît largement négligé ou sous-estimé par la plupart des auteurs français, mais Jean Monneret reconnaît très justement les effets négatifs des attentats de l’OAS visant les quartiers musulmans. En effet, même si ses informateurs réfutent la stratégie de terreur aveugle que leur attribue le général Katz, il constate que ces mitraillages, bombardements et attentats, même ciblés, ne pouvaient pas épargner les civils. Quant à Guillaume Zeller (pp 112-114), il propose une explication anthropologique en suivant René Girard, « grand spécialiste des phénomènes de violence de masse. En effet, comment ne pas voir dans les faits avérés de cette journée l’expression d’un phénomène d’emballement des masses, de meurtre rituel et de mise à mort de victimes innocentes ? Les schémas girardiens s’ajustent aux éléments de la situation : une collectivité traversée de divisions profondes (les Algériens à l’orée de l’indépendance) tente de retrouver une unité provisoire par la mise à mort de victimes expiatoires que les émeutiers croient sincèrement coupables (les Européens auxquels les foules imputent l’ensemble des violences commises par l’OAS au cours des mois précédents) » ? Mais cette interprétation est d’autant plus valable que ces violences antérieures ont été plus graves et ont plus profondément marqué ceux qui les ont trop longtemps subies. Ainsi, le harcèlement des quartiers musulmans d’Oran par l’OAS durant la période allant de la mi-février au 28 juin 1962 paraît bien être, sinon la cause directe, au moins la cause profonde du massacre du 5 juillet.
Pour éviter tout malentendu, il faut rappeler que la recherche de la violence initiale ne peut pas s’arrêter au début de la période ayant commencé peu après l’arrivée du général Katz le 20 février 1962. La « guerre de trois » mentionnée par Fouad Soufi n’est pas qu’une formule astucieuse : elle caractérise bien la période du début des négociations entre le gouvernement français et le FLN (depuis le 20 mai 1961), durant laquelle le premier s’est résigné à négocier avec son partenaire sans avoir obtenu de lui la trêve unilatérale qu’il lui proposait comme le préalable nécessaire à un apaisement de la situation, faisant ainsi de l’OAS le seul espoir des Français d’Oran. De nombreux témoignages couvrant toute l’année 1961 et le début de l’année 1962, cités notamment par Claude Martin, Jean Monneret et Jean-Jacques Jordi, démontrent que le FLN d’Oran avait délibérément provoqué l’escalade du contre-terrorisme de l’OAS, dont il s’est plaint ensuite, par des attentats spectaculaires et particulièrement odieux. Selon la préfecture de police d’Oran, les attentats de l’OAS y étaient moins meurtriers que ceux du FLN jusqu’en février 1962. Quant aux allégations des chefs du FLN recueillies par Karim Rouina, selon lesquelles les attentats contre les juifs d’Oran de l’été 1961 auraient été une habile provocation de l’OAS, elles restent à prouver. En tout cas, Karim Rouina a justement observé de la part du FLN oranais un usage systématique et provocateur du terrorisme, allant jusqu’à la pratique d’attentats aveugles contre n’importe quel civil européen dès 1956. La dérive des pratiques du FLN constatée en 1962 à Oran venait donc de loin.
Le rôle du capitaine Bakhti est beaucoup plus difficile à apprécier que celui du général Katz, parce qu’il n’a pas, semble-t-il, écrit ses Mémoires, et parce que les sources qui le mentionnent ou le citent en donnent plusieurs images contradictoire. Pourtant, la version la plus ancienne, représentée non seulement par le général Katz, mais aussi dès 1963 par le père de Laparre, puis par Gérard Israël en 1972 et par Régine Goutalier en 1975, lui était plutôt favorable. Il apparaissait comme un homme d’ordre, sévère mais juste, partisan d’une réconciliation sincère entre tous les Oranais, cruellement démentie par la catastrophe du 5 juillet ; surmontant énergiquement la situation, il avait réussi à rétablir un minimum d’ordre en venant à bout d’un groupe de bandits au Petit-Lac avant le 10 juillet, mais un mois plus tard, déplacé ou destitué par ses chefs pour d’obscures raisons, il fut regretté par les derniers Français d’Oran. Pourtant, une version diamétralement opposée fut proposée dès 1975 par Etienne Mallarde, puis reprise par Jean-François Paya, par Gilbert Meynier dans une certaine mesure, et surtout plus récemment par Jean-Jacques Jordi. D’après ceux-ci, et contrairement à la version recueillie par Régine Goutalier (qui en faisait un fidèle de Ben Khedda), le capitaine Bakhti n’aurait été que l’exécutant des sombres desseins du colonel Boumédiène. Dans cette perspective, on a du mal à comprendre pourquoi il aurait été destitué un mois plus tard, comme l’affirme pourtant Gilbert Meynier, mais Jean-Jacques Jordi atteste document à l’appui qu’en mars 1963 il était directeur de cabinet du ministre des forces armées le colonel Boumédiène. Enfin, une troisième tendance est représentée par l’archiviste algérien Fouad Soufi, qui attribue au capitaine Bakhti un rôle de médiateur entre sa hiérarchie boumedienniste et l’organisation politique du FLN d’Oran favorable au GPRA, avant qu’il prenne ouvertement position pour son chef Boumédiène. Dans ces conditions, on reste perplexe sur les causes de sa disgrâce momentanée, à moins qu’il faille la trouver dans la décision prise peu avant le 15 août 1962 (selon les informateurs de Pierre Daum) de libérer les prisonniers arrêtés à partir du 5 juillet pour les réincorporer dans l’ALN au moment où la lutte pour le pouvoir tendait de plus en plus vers une guerre civile entre Algériens.
Il convient surtout de rappeler le caractère très fragmentaire de nos connaissances, et le grand nombre des questions qui n’ont pas encore de réponses incontestables, et cela même si les grandes lignes de la biographie du capitaine Bakhti sont assez bien connues. D’après le Dictionnaire biographique de la classe politique algérienne de 1900 à nos jours, publié chez Casbah Editions par Achour Cheurfi (édition 2006, p. 287),
Voici la notice biographique de « NEMMICHE Djelloul, dit capitaine Bakhti (1922-1992) : Ministre des Moudjahidines (1980-1986).
Né le 27 mars 1922 dans l’Oranie. Employé des P et T et un des responsables de l’OS à Oran en 1948, il participe à l’élaboration du plan permettant le hold-up de la poste d’Oran en 1949. Durant la guerre de libération, il est connu sous le nom de capitaine Bakhti. Il rétablit l’ordre à Oran en 1962. Directeur des études internationales au ministère de la défense dès l’indépendance, il est de 1965 à 1966 directeur de la division Afrique au ministère des affaires étrangères. Ambassadeur en Guinée jusqu’en 1970, date à laquelle on lui confie le secrétariat général du ministère de la santé publique. Elu député (1977) et président de la commission des affaires sociales de l’APN, il redevient ambassadeur en 1979 à Nouakchott avant de prendre le portefeuille du ministère des moudjahidine le 15 juillet 1980, tout en étant membre du Comité central du FLN. Il est reconduit dans ses fonctions le 12 janvier 1982 dans le second gouvernement Abdelghani et le 22 janvier 1984 dans celui d’Abdelhamid Brahimi avant qu’il soit remplacé en février 1986 par Mohamed Djeghaba. Député d’Alger en 1987, membre du bureau de l’APW en 1989, il mourut le mercredi 22 juillet 1992 à Alger ». Cette notice est globalement suffisante, mais pourtant très imprécise sur la période 1954-1962.
La première partie de sa biographie, avant l’insurrection de 1954, n’est contestée par personne. En dépit de son militantisme radical dans l’OS, qui lui fit connaître Ben Bella, les Oranais européens pouvaient être relativement rassurés par la personnalité bien connue de son frère, surveillant général du lycée Ardaillon. Son rôle dans la guerre de 1954 à 1962 est incontesté mais reste inconnu. On peut supposer qu’il aurait fait partie de la wilaya V, celle de l’Oranie, mais selon le général Katz, il lui aurait dit avoir servi en Kabylie, dans le wilaya III dont le patron Belkacem Krim, signataire algérien des accords d’Evian, était l’ennemi de leur premier opposant déclaré, le colonel Boumédiène. On ne sait pas davantage ni quand la zone d’Oran a été détachée (comme celle d’Alger) de sa wilaya, ni quand le capitaine Bakhti a été désigné pour en prendre le commandement et quand il est arrivé à Oran : en mars selon Jordi, mais le 27 mai selon Monneret, et « plus de deux mois » avant le 12 juillet selon le général Katz dans son rapport précédemment cité. La décision a sans doute été prise par le GPRA, mais on peut penser que le choix de Bakhti avait été motivé par le souci d’éviter autant que possible un conflit avec la wilaya V et avec l’EMG, fiefs du colonel Boumedienne. Cependant, la conversation du 14 juin 1962 entre Saad Dahlab et Louis Joxe semble prouver qu’à cette date il était bien considéré par le GPRA comme un partisan de Boumédiène.
Toutes les déclarations connues du capitaine Bakhti depuis son arrivée à Oran donnent l’impression d’un partisan sincère de la réconciliation entre Algériens musulmans et Français (peut-être pour éviter la rupture ouverte du cessez-le feu déclenchée le 15 mai par le chef de la Zone autonome d’Alger, Si Azzedine). Dans son appel du 2 juin, il annonce la création d’une commission de réconciliation, et le 4 juin, il prend ouvertement position contre les violations des accords d’Evian dans son propre camp en les désavouant publiquement : « Les accords d’Evian, ratifiés par le gouvernement français et par le Gouvernement provisoire de la République algérienne, doivent être à la base de toute notre activité. Il est absolument nécessaire que ces accords, respectés par la majorité de nos organismes, le soient à l’avenir, d’une façon stricte, et par tout le monde. (…) Nous rappelons instamment que les exactions, enlèvements, demandes de fonds chez les Européens, doivent cesser sur l’ensemble du territoire de la zone autonome d’Oran. Il faudrait que la confiance règne dans nos quartiers, afin de gagner la bataille que nous allons livrer, pour le « referendum » et surtout amener les Européens à s’entendre avec nous, comme le prévoient les accords d’Evian, dans le cadre d’une coopération loyale et sincère ». Le 5 juillet, selon le général Katz, il sollicite l’intervention des troupes françaises pour l’aider à redresser une situation chaotique qui le dépasse.
Après le 5 juillet, comme le souligne Jean Monneret, il a le grand mérite (que n’a pas le général Katz) de renoncer à incriminer l’OAS, pour dénoncer l’action criminelle d’un groupe de bandits dont les Européens d’Oran sont les principales victimes. Pourtant, son discours sonne faux sur un point capital : l’omission du fait que ces « bandits » - déjà visés implicitement par la déclaration du 4 juin citée plus haut - étaient en réalité l’une des principales branches de l’organisation ALN d’Oran, dirigée par Si Abdelhamid, et que sa dérive criminelle était bien connue, avant même le 19 mars, par l’organisation FLN-ALN de la wilaya V, selon les documents cités par Jean-Jacques Jordi. C’est un point capital qui a été mis en évidence, depuis 1980, par Karim Rouina, puis par Fouad Soufi et Saddek Benkada. Mais aussi l’omission du fait, établi notamment par la déposition de Kaday Chouaïl Chaïla, que l’organisation FLN d’Oran (comme celle d’Alger) avait été chargée de lutter contre l’OAS à partir du 17 avril 1962 par les enlèvements, que Jean Monneret appelle le « terrorisme silencieux ».
Dès lors, l’impression prévaut que le capitaine Bakhti n’a pas tout dit, et à vrai dire il est certain que nous ne connaissons qu’une très petite partie de son action et de l’histoire de la zone autonome d’Oran. Dans ces conditions, il est logique et légitime que plusieurs auteurs, déjà cités, aient pu mettre en doute la véritable origine du massacre du 5 juillet, au point de mettre en cause une responsabilité cachée du colonel Boumédiène, représenté à Oran par le capitaine Bakhti. En effet, la méthode de recherche historique repose sur le principe latin « post hoc, ergo propter hoc » (« après cela, donc à cause de cela »). Ce principe impose de prendre en considération avant tout le harcèlement continu des quartiers musulmans d’Oran par l’OAS entre le 19 mars et le 28 juillet 1962, mais aussi le début du conflit ouvert entre le GPRA et l’EMG de l’ALN, puisque le premier avait fait du 5 juillet la fête de l’indépendance par ses appels à la radio du 4 au soir, et que le second lui a répondu par sa déclaration du 5. La question d’un éventuel rapport entre le déclenchement de ce conflit entre Algériens et l’événement du 5 juillet doit incontestablement être posée. Le problème est de lui apporter des réponses sûres, et pour cela d’éviter soigneusement la confusion des dates, qui risque d’entraîner la confusion inadmissible entre les causes et les conséquences.
Jusqu’à présent, je n’ai pas trouvé de preuve suffisamment convaincante pour transformer cette hypothèse en une certitude, et les documents qui ont été produits comme preuves par Jean-François Paya ne m’ont pas convaincus. Notamment la proclamation de l’EMG datée du 5 juillet, qui dit tout le contraire de ce que celui-ci prétend lui faire dire. Il est vrai que Ben Bella et l’EMG étaient profondément hostiles aux accords d’Evian, et qu’ils avaient le projet de les détruire progressivement au fur et à mesure que l’Algérie deviendrait capable de le faire, mais à très court terme, leur intérêt immédiat était l’inverse, puisqu’il s’agissait de tenter de séparer le gouvernement français du GPRA en prenant la défense des Français d’Algérie menacés. Ce calcul exigeait que le massacre d’Oran apparût comme dû aux partisans du GPRA, et combattu par les forces armées de l’EMG qui auraient démontré leur capacité à rétablir l’ordre, et c’est bien l’impression que Bakhti a réussi à donner. Mais supposer qu’il ait tout manigancé en sous main depuis le premier coup de feu pour aboutir à ce résultat, ou qu’il ait été un « pompier pyromane », c’est lui prêter un machiavélisme qu’on ne peut pas lui attribuer sans y être obligé par des preuves absolument incontestables.
La thèse de Jean-François Paya est encore plus hasardeuse quand il persiste à supposer que l’attitude passive des forces françaises le 5 juillet à Oran s’expliquerait par ce qu’il appelle un « deal » entre le gouvernement français et Ben Bella ou Boumédiène, le premier laissant les seconds rétablir l’ordre à Oran en échange d’une reconnaissance des accords d’Evian. Cette hypothèse audacieuse a été clairement démentie par les documents du Comité des affaires algériennes publiés par le général Faivre en 2000, et il n’en reste rien. Si un tel « deal » correspond à une réalité, ce serait à partir de fin novembre ou début décembre 1962, mais pas avant.
En effet, le général de Gaulle avait, dans l’après midi du 5 juillet, donné des instructions très claires à l’ambassadeur Jeanneney lors de la réunion du Comité des affaires algériennes : la France reconnaissait comme gouvernement légitime de l’Algérie l’Exécutif provisoire chargé d’organiser au plus vite l’élection d’une Assemblée nationale constituante algérienne. La fusion de cet exécutif provisoire avec le GPRA – partenaire officiel de la France depuis les accords d’Evian - était néanmoins acceptable, mais pas la reconnaissance du « Bureau politique » de Ben Bella, qui n’était même pas mentionné. En effet, la France devait rester parfaitement neutre dans les luttes politiques entre Algériens. La défense de la sécurité des Français d’Algérie faisait néanmoins partie des tâches prioritaires du nouvel ambassadeur, mais elle n’avait pas inspiré la rédaction d’instructions claires et nettes aux forces armées, parce que le général de Gaulle craignait que « l’intervention d’initiative » entraînât les forces françaises trop loin. Il craignait surtout que la France se laisse enrôler comme alliée par l’une des coalitions algériennes contre l’autre, mais aussi, comme il le dit à l’ambassadeur Jeanneney, de reprendre la guerre d’Algérie contre les Algériens réconciliés, ce qui aurait donné une victoire posthume à l’OAS : deux craintes qui avaient de quoi freiner la réaction militaire française aux troubles d’Oran. On ne sait toujours pas avec une entière certitude si le général Katz avait demandé des ordres directement au général de Gaulle le 5 juillet – même si cela paraît vraisemblable - , ni quand et combien de fois il aurait pu lui parler, ni ce que celui-ci lui aurait répondu. Mais nous savons néanmoins, grâce au livre de Jean-Jacques-Jordi, que le 5 juillet rien n’aurait dû se passer, si le GPRA avait respecté la promesse de ne pas célébrer l’indépendance avant le 6, faite par Saad Dahlab au ministre Louis Joxe le 14 juin 1962 ; ce qui explique l’absence en Algérie le 5 juillet du Haut-Commissaire Christian Fouchet, parti le 4 vers la France, et celle de l’ambassadeur Jeanneney, qui ne devait rejoindre son poste que le 6. Cette erreur de jugement manifeste, signe d’une imprévoyance injustifiable, a privé la France d’un représentant qualifié en Algérie le jour même où sa présence aurait été le plus nécessaire.
On doit signaler encore la lenteur avec laquelle le gouvernement français a pris peu à peu conscience de l’extrême gravité de ce qui s’était passé, mais aussi le fait que le travail minutieux de Jean-Marie Huille a permis, dès 1963, au secrétaire d’Etat Jean de Broglie d’être informé du bilan du 5 juillet aussi précisément que le sont, depuis 2011, les lecteurs du livre de Jean-Jacques Jordi. De ce fait, nous devons aussi constater que le massacre du 5 juillet 1962 à Oran a été probablement l’événement le plus sanglant de toute la guerre d’Algérie, et que l’escamotage complet de sa mémoire par les gouvernements français qui se sont succédés pendant près d’un demi-siècle représente l’exemple le plus parfait de censure mémorielle en France, très loin devant le 17 octobre 1961 qui est aujourd’hui infiniment plus connu (ou tout au moins plus souvent mentionné) que lui.
Les réflexions me semblent beaucoup plus utiles que le développement exagéré de la querelle à laquelle nous assistons depuis le mois d’août dernier entre Jean Monneret et Jean-François Paya sur le site Études coloniales (http://etudescoloniales.canalblog.com/archives/2013/08/26/27903200.html#c58050694). Le premier est un historien particulièrement rigoureux, le deuxième un chercheur amateur aux intuitions stimulantes, mais leur débat ne peut aboutir aussi longtemps que des témoignages et documents nouveaux, venant d’Algérie, n’auront pas renouvelé profondément les connaissances que nous avons aujourd’hui. Au contraire, il me paraît urgent de demander au nouveau gouvernement français, nommé par le président François Hollande, quelle suite il entend donner au livre de Jean-Jacques Jordi, réalisé à la demande de l’ancien président de la mission interministérielle aux rapatriés Renaud Bachy grâce à de larges dérogations accordées par l’ancien Premier ministre François Fillion. Pourquoi la nouvelle majorité présidentielle lui accorde-t-elle si peu d’attention alors qu’elle consacre un tel déploiement mémoriel au 17 octobre 1961 ?
D’autre part, il est important de remarquer qu’une partie non négligeable de nos connaissances actuelles provient des recherches de quelques historiens algériens. Il me paraît important de maintenir et de développer cette coopération nécessaire. Le problème est de savoir quel est le meilleur moyen d’y parvenir. Est-ce au moyen d’une pétition internationale comme celle qu’a lancée Jean-Pierre Lledo depuis le mois de juillet, qui dénonce un « crime contre l’humanité », en suggérant que « tant que toutes les archives françaises et algériennes ne seront pas ouvertes, on pourra supposer que des milliers d’innocents subirent ce triste sort », et que « quel que soit le nombre, l’ampleur du massacre, sa simultanéité dans tous les quartiers d’Oran à la fois, la mobilisation d’une immense logistique, laisse penser qu’il a été programmé, organisé, et coordonné à un très haut niveau, même si la participation à la curée de la foule hystérisée a pu faire croire à des événements ‘spontanés’ » ? Jean-Pierre Lledo a l’expérience de la censure en Algérie de son excellent film, Algérie, histoires à ne pas dire, sorti en 2008, qui s’est vu refuser l’autorisation de diffusion par la ministre de la culture à cause de son enquête sur des sujets tabous en Algérie tels que le 20 août 1955 dans le Nord-Constantinois et le 5 juillet 1962 à Oran. L’enjeu de la nouvelle initiative qu’il a prise est également la liberté de l’information et de l’histoire en Algérie. D’accord avec lui sur ce but, je me demande si cette nouvelle initiative a des chances de succès, ou si elle ne risque pas plutôt de durcir davantage l’attitude officielle.
Je suis néanmoins d’accord avec la conclusion du texte que j’ai reçu de Jean-Pierre Lledo le 15 octobre, dans lequel il explicite son point de vue sur ce massacre : « Ce qui est sûr, c’est que le 5 Juillet 62 pèse lourd, très lourd sur la conscience des Oranais, qu’ils aient été des témoins actifs ou passifs de ces événements. Quand je demandai s’il avait vu quelque chose à mon copain d’enfance Smaïn qui lui se trouvait à Oran le 5 juillet (à Oran, inutile de dire le mot ‘’massacre’’. Evoquer le ‘’5 Juillet 62’’ suffit...), voici quelle fut sa réponse : ‘’Tu sais Jean-Pierre, quand on se rassemble entre copains de l’époque, on se dit que ce qui nous arrive à présent (la terreur islamiste), c’est pour payer ce qu’on a fait le 5 Juillet... ».
Guy Pervillé.