Les questions du rôle de l’Etat et de sa place dans un pays sont au cœur de la réflexion politique. On pourrait en fixer les limites avec d’un côté la célèbre formule assassine de Frédéric Bastiat : “L’Etat, c’est la grande fiction sociale à travers laquelle tout le monde s’efforce de vivre aux dépens de tout le monde”, et de l’autre, celle de Mussolini : ” Tout dans l’État, rien hors de l’État, rien contre l’État !”. Le libéralisme du premier conduirait aux idées des libertariens américains comme Murray Rothbard qui pensent que l’initiative privée peut répondre à tous les besoins sociaux, et le fascisme du second au totalitarisme d’ailleurs revendiqué par celui-ci. Entre les deux, on pourrait placer le marxisme-léninisme qui juge l’Etat totalitaire, la dictature du prolétariat comme nécessaire à l’avènement d’une société sans classe et sans Etat. En abandonnant ce tour de passe-passe dialectique au grenier de l’histoire où ses contradictions sanglantes l’ont conduit, on peut penser que les choix politiques raisonnables ont toujours abouti à fixer un rôle et une place définis à l’Etat par rapport à la société civile, intermédiaires entre le tout et le rien. Le choix lui-même a été conditionné par la réalité de la société, c’est-à-dire le plus souvent de la nation au sein de laquelle il a été progressivement opéré. Ce sont des colons entreprenants, des propriétaires conquérants qui ont fondé les Etats-Unis et l’on ne s’étonnera pas de l’attachement de ce pays aux libertés individuelles, comme par exemple le droit au port d’armes. La France a été construite à partir d’un Etat monarchique centralisé autour du fief de la dynastie capétienne, l’Île-de-France, et on ne sera donc pas surpris du poids considérable de l’appareil étatique dans le fonctionnement du pays et de l’appel lancinant des Français à son intervention.
Au cours de l’Histoire, en France comme ailleurs, l’importance de l’Etat a oscillé autour de cette position déterminée par le passé. On aurait pu penser par exemple que la Révolution allait être “libérale”, avec la fin des corporations, par exemple. Elle s’est achevée dans l’Etat napoléonien hypercentralisé. En revanche, le gaullisme dont René Rémond a fait à tort la continuité du bonapartisme avait voulu réaliser un équilibre conforme à la tradition française : un Etat stratège chargé des fonctions régaliennes qui assurent la sécurité intérieure et extérieure du pays, mais aussi appelé à intervenir dans les domaines économique ou culturel pour maintenir la France dans la course internationale. La loi Debré avait permis à l’enseignement privé, essentiellement catholique, de se développer. L’idée que l’initiative privée pouvait remplir une fonction de service public de manière plus souple et plus efficace au sein du pays a fait partie des options retenues par la majorité des gouvernements de la Ve République, y compris ceux de gauche qui, par ailleurs, après des réticences initiales n’ont pas hésité à privatiser des entreprises détenues par l’Etat. On remarquera toutefois que cette conversion de la gauche à un certain libéralisme économique s’est accompagnée de deux travers : d’abord un poids financier et fiscal de l’Etat sans cesse alourdi, et d’autre part une tendance idéologique à envahir des domaines de liberté extérieurs à l’économie.
La société civile n’est pas en effet restreinte à la seule économie : elle cumule tout ce qui dans l’activité des citoyens ne relève pas de la politique. Le véritable libéralisme consiste à respecter ce vaste domaine privé, celui de la vie des vraies gens, pour autant que rien n’y contredit le bien commun de la société dans son ensemble. L’excellent film allemand de Florian Henckel von Donnersmarck “La vie des Autres” montre à quel point la vie privée peut être envahie et détruite par un Etat totalitaire comme celui qui existait en RDA et souligne le risque d’y voir disparaître la liberté bien au-delà de celles d’entreprendre ou de posséder.
Certains pensent que le pouvoir français actuel serait “libéral”. C’est évidemment faux en raison du niveau des dépenses publiques et des prélèvements obligatoires, mais cela pourrait paraître vrai à cause de quelques mesures fiscales ou de privatisations, d’ailleurs contestables comme celle d’ADP. En revanche, ce qui est très inquiétant, ce sont les atteintes de plus en plus marquées à la vie privée, à cet espace qui doit être raisonnablement préservé des interventions de l’Etat. Le covid a bon dos : sous prétexte de protéger la vie, l’état d’urgence sans fin la restreint sans cesse davantage. Un Etat n’a pas à intervenir dans la vie des familles, pour fixer la jauge des repas, ni dans la participation des croyants à la célébration de la fête religieuse la plus importante de l’année, comme l’avait rappelé fort opportunément le Conseil d’Etat sur ce point.
En fait, on assiste à une curieuse inversion des rôles de l’Etat en France. Faute d’avoir été stratège, d’avoir réuni les moyens de lutte contre une pandémie, manquant de masques, puis de tests, puis de lits et de personnel de réanimation, puis enfin de ces vaccins que notre pays n’est pas parvenu à produire, l’Etat a enfermé les Français dans des mesures contraignantes qui touchent prioritairement les domaines qui ne lui appartiennent pas : la vie familiale, associative, culturelle et cultuelle, les activités économiques qui entretiennent la convivialité sociale, les cafés, les restaurants, les commerces indépendants. C’est un gaulliste, libéral comme on peut l’être en France, Georges Pompidou, qui avait dit “Arrêtez donc d’emmerder les Français ! ”