« Non, un homme, ça s’empêche. Voilà ce qu’est un homme, ou sinon… »
Et puis il s’était calmé. « Moi, avait-il dit d’une voix sourde, je suis pauvre, je sors de l’orphelinat, on me met cet habit, on me traîne à la guerre, mais je m’empêche. - Il y a des Français qui ne s’empêchent pas, avait dit Levesque. – Alors, eux non plus, ce ne sont pas des hommes. » Et soudain il cria : « Sale race ! Quelle race ! Tous, tous… » [18]
Il serait facile d’accuser l’auteur d’exprimer le racisme colonial sans le dénoncer, voire de tenter de le justifier en l’expliquant, et de participer à la perpétuation d’un thème caractéristique de l’imaginaire colonial, ainsi défini par Cornélius Castoriadis : « Entre les Français et les Algériens, il y a un couteau. Et ce couteau, c’est tout l’imaginaire français sur les Maghrébins, les Algériens en particulier, à la fois sur le plan du meurtre et sur le plan sexuel » [19]……………………………………………………………Attribuer l’épisode rapporté ci-dessus à l’imaginaire colonial, c’est donc, littéralement, reprocher à l’auteur de justifier le racisme visant les Maghrébins par une accusation calomnieuse. Or, les faits allégués sont-ils fondés ou non ?
Malheureusement oui. La pratique des mutilations sexuelles au Maghreb est attestée par de nombreux témoignages et documents, avant, pendant et après la présence française . Dès 1830, selon Daniel Rivet, « les combats tournent à l’atroce immédiatement. En novembre, des moudjahidin mutilent une cinquantaine de canonniers surpris dans un combat d’arrière-garde dans la Mitidja. Une cantinière a les entrailles arrachées, le nez, les oreilles et les seins coupés et fourrés dans l’abdomen. La sauvagerie des indigènes rejaillit sur l’occupant, par un effet de contagion mimétique » [20]. Pendant la guerre d’Algérie de 1954-1962, Raphaëlle Branche reconnaît que « les réactions qui suivent la surprise de l’embuscade, de l’expérience du feu et de la sensation de camarades qui tombent, sont encore accentuées par la découverte de corps émasculés et/ou égorgés. (…) Ces violences démonstratives viennent alimenter l’imaginaire ancien des Occidentaux à propos des Arabes qui, depuis les Sarrasins, sont assimilés à des tueurs sanguinaires armés de lames coupantes et égorgeantes » [21].
Mais l’indépendance de l’Algérie n’a pas mis fin à cette violence extrême ; selon la presse algérienne, les soldats du poste frontière de Guémar attaqué par un groupe islamiste armé le 28 novembre 1991 ont été pareillement décapités et mutilés [22]. Comme l’a reconnu Mohammed Harbi, « en occultant l’existence de pratiques cruelles enracinées dans une culture paysanne archaïque dominée par un code particulier de l’honneur et de la blessure symbolique à imposer au corps de l’ennemi, on s’interdit de voir dans la cruauté actuelle des actions des terroristes islamistes un ‘retour’ qui en vérité traduisait une permanence culturelle » [23].
[18] Op. cit., pp. 65-67. Cf. la phrase rajoutée p. 19 : « J’ai fait la guerre contre les Marocains (avec un regard ambigu) les Marocains ils sont pas bons ».
[19] Cornélius Castoriadis, cité par Raphaëlle Branche, La torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie, 1954-1962, Gallimard, 2001, pp. 312-313..
[20] Daniel Rivet, Le Maghreb à l’épreuve de la colonisation, Hachette, 2002, p. 113.
[21] Branche, op. cit., p.44.
[22] Gilles Kepel, Jihad, expansion et déclin de l’islamisme, Gallimard, 2000, p. 179.
[23] Mohammed Harbi, « La tragédie d’une démocratie sans démocrates », in Le Monde, 13 avril 1994.
Cet article a été publié dans Histoire et littérature au XXème siècle, recueil d’études offert à Jean Rives, paru dans la collection Sources et travaux d’histoire immédiate, Toulouse, GRHI, juin 2003, pp. 431-445.