Je vous propose de lire deux lettres de mon père en 1962. Mon père était dentiste à Blida. Il était chasseur et pêcheur. Il a fait la campagne de France pour libérer son pays bien qu’il ne soit pas mobilisable parce père de trois enfants sans autre soutien famille. Et voici ce qu’il m’écrivait.

Pierre Durand Blida le 29/05/62
Chirurgien-Dentiste
13, Boulevard Beauprêtre
BLIDA
Téléph. : 920-34

Ma chère petite,

Ce mot m’a fait plaisir. Je (m’a)car je suis seul. Maman et Nicole sont à Paris chez l’oncle Maurice Carré, 60 rue du théâtre à Paris 5ème. J’ai eu un coup de téléphone de M. Grégori la semaine dernière qui m’a fait croire que tu étais à Toulon. Enfin je nage ici. Je ne sors plus, même plus la pêche ; il est probable que je ne reverrai plus mon bateau. Les jours se succèdent avec des hauts et des bas et la vie n’est pas gaie tu t’en doutes à Blida. La vie est calme, le travail se fait rare car la ville est entourée de forces locales qui fouillent consciencieusement voitures et français. André fait toujours la navette sur Alger. Il essaie de faire rentrer de l’argent et Micheline ne veut pas plus partir que de séparer de ses enfants. Toi tu as bien fait de partir surtout de Bône qu’il a fallu diviser en deux. Ici les départs se font de Blida depuis hier et on commence à se compter tous les matins. Les arabes en sont catastrophés. Pour ma part je suis décidé pour le moment à foutre le camp de ce pays car se soumettre à cette ignorance grouillante je ne m’en sens pas le courage. Je crois que tu m’as demandé l’adresse de Renée, c’est 18 rue Anatole France.
Embrasse bien fort Pierre-Jean, François et Nathalie et fais mes amitiés aux Lagaillarde. Je t’embrasse bien fort et au moins de ton côté tu m’enlèves un grand poids en te sachant en France.

Papa

Le 2 – 9- 62

Ma chère enfant,
Ce mot en vitesse pour vous dire que tout va bien localement, c’est tranquille !! Le pillage des appartements vides se fait ouvertement mais on sent que les arabes commencent à en avoir assez des militaires et le marasme s’étend de plus en plus. L’hiver va sanctionner tout et cette anarchie. J’ai vu M Legasson ce matin, il se prépare aux vendanges, il va faire celles de Marquaire. Paul Auger y est toujours, Maurice ne semble pas être rentré. J’ai demandé pour M Gregori, tout est en place rien n’a été pillé pour le moment ; le gardien est toujours là mais il m’a déconseillé formellement de rentrer. Les nouvelles vues d’ici paraissent moins désolantes que vues de France. J’ai reçu un télégramme de Micheline chez Vallin 8 rue de Metz à Nancy. Un mot de Nicole à qui tu as fait plaisir car elle se sent assez seule à Paris. Ici il fait une chaleur écrasante. J’ai pas mal de travail, j’espère payer le déménagement !! Je suis seul à Blida la vie n’est pas gaie pas de sortie et rentré à 8 heures. Mon bateau a disparu du Chenoua mais je ne vais pas le chercher. Hier il y a eu une fusillade à Alger et les indigènes ont circulé ce matin avec des banderoles. Nous ne voulons plus de militaires, pas de guerre fratricide. Comme quoi les évènements ont changé en 3 mois les acteurs deviennent spectateurs et vice versa. Les porteurs de banderoles avec 13 ans de moyenne d’âge…. Enfin nous patientons ta mère et moi dans l’espoir de pouvoir déménager ce qui est un problème pas très facile à régler. Enfin ne lisez les journaux de France qu’avec beaucoup de réserve et dès que nous pourrons nous filerons. Nous vous embrassons tous tendrement.

Papa

Mon père est mort en 1966 dans accident de voiture en Algérie où il était retourné pour ne pas tuer les fonctionnaires français qui le recevaient à Toulon.