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Les salaouètches font manqua

, par  lesamisdegg , popularité : 6%
Cet article provient d'une source externe à NJ sans autorisation mais à titre d'information.

Long garçon au sourcil dur, au teint basané, de ceux qui à douze ans sont encore loin du certificat d’études mais qui savent en imposer à une cour, une classe, voire à Costantini l’instituteur…

— Moi M’sieu ? Aïe, Aïe, Aïe… . A-moi vous m’le dites. Et alors ? Apolitain je suis…

Et il se frappe la poitrine et ses deux mains, doigts écartés, s’agitent sur leurs axes, s’adressent de leurs paumes étalées, au ciel, à la Madone, tous les témoins de cette hérésie.

Il s’amuse, Costantini. Il plaisante comme on ne doit pas plaisanter avec le grand Borsogliano. Qu’il y prenne garde, ou des rancunes vont naître sourdes, latentes, qui vont dresser contre lui ce fils de pêcheurs et après…

Après, les dessins lubriques crayonnés sur les préaux, les boulettes au plafond, les bagarres, les escapades : Borso, toujours Borso.

— C’est juste ou non ?

— Ça va, ça va…

Et Borso qui triomphe. Et son triomphe c’est ce geste large qu’il fabrique, derrière le dos de l’instituteur, d’un coup de paume sur son avant-bras…

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bradonneir

— A qui i’se croit d’le mettre ? Puis dans un grand sursaut d’énergie :

— Qui va s’la prendre ! On fait manqua…

Le voilà le grand mot lâché, c’était prévu, le voilà… Les rancunes sont là, je vous le dis, toutes en réserve sous ce front bosselé, prêtes à surgir, à s’étaler. Un coup de tête dans le ventre ? Ça ne se fait pas, mais il y a contre les instituteurs d’autres vengeances à l’usage des fils de pêcheurs qu’on a enfermé entre quatre murs et qui en ont assez. On fait manqua, on fout le camp, on disparait. Plus de Borso. Où est-il ? Il trouvera bien une excuse, il fabriquera un billet, il sera malade. Mais plus de Borso pendant une journée. Quelle vengeance !

— Manquaora ! On va faire des lionces

Le voilà le grand mot, le voilà. Résister ?

— Et si le Maître le sait ?

— Le Mait’ Aïe, Aïe, Aïe. Quoi i’sait le Mait’ ? Que falso que tu fais. N’en casses pas d’une et si tia peur, n’as pas peur.

Résister ?… Où sont les autres ?

— Ho Sintès ! Vinaqua !

Il en sera, lui, Sintès, il en est toujours, c’est un manquaoreur de première…

— Ho Sintès ! Vingua Mi !

Et peu importe le patois dont on se sert, il viendra toujours. Sintès c’est un Algérien comme les autres. Qu’on lui dise « Arroua Mena » et il viendra. Contemplez-le, Sintès… Il est de tous les jeux, de toutes les batailles, — et il ne tranche pas, ce fils d’épicier maltais, parmi tous ces fils de Napolitains, de cheminots italiens, de tonneliers mahonnais. Et la course aux noyaux, Dieu sait s’il en est, lui. Les noyaux, c’est de l’or. Les noyaux, on en emplit des chaussettes et on en bourre des cartables et on se bat pour des noyaux.

— Ho tricheur !…

— A qui t’ia dis tricheur ? On se bal, ça en vaut la peine.

— T’i en veux ? Sors dehors !

— Ho Sintès !

Il court, furtif, d’un groupe à l’autre, l’œil malin, des mines de banquier juif.

— Ho Joseph ! La rascasse de tes morts…

Le voilà, il vient. Il a raflé vingt noyaux à plus malin que lui.

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pignols

— Quoi y a, ho Borso ?

— On fait manqua !

— Manqua ? Va, va t’la prendre, va…

— O dé, grand fartasse !

— Qui c’est grand fartasse ? Aïe, Aïe, Aïe ! Bon, je viens.

Je vous le disais. Sintès s’en fout de votre école, il est là pour gagner des noyaux. Il s’en fout…

— Allez ! Marche la route, aucun il a rien vu.

Un moment encore on entend la grande rumeur de l’école.

— Canette ? Vingua !

— Fava ? Vingua !…

Puis la rumeur s’en va, trop faible vraiment, pour lutter avec le grand silence confus de la campagne.

****

Un ciel bas, terne, des nuages en frange sale au bas de l’horizon. Il v a tout au haut du Chemin de Fontaine-Bleue un terrain vague qu’on connaît bien de réputation dans notre école, un terrain embroussaillé, plein de taillis, plein de guimauves hautes comme nous et plein d’arbres et de buissons et plein de chardons qui sont bons à croquer. Le Maquis de Borso. On l’appelle ainsi. Et le jeune Napolitain s’y est taillé à coups de tête dans les dents, à coups de, genoux dans les ventres, une solide réputation…

— Borso ? I’ en a pas deux comme lui pour la donade…

— Obligé ! dit-il. Et il a l’air, en disant ça de s’excuser.

— Obligé !

On s’accroche à un sentier, on escalade la colline. De la sueur perle, coule entre les sourcils, griffe les yeux, atteint la lèvre où on l’essuie d’une main rageuse.

— J’ai une gazouze terrib’, souffle Sintès.

— Payes à boire !

Et vraiment, il a eu raison, Borso, de répondre ça. On n’est pas ici pour se plaindre. La manqua, depuis quand est-ce une partie de plaisir ? Il faut suer, se cacher, se battre, escalader des clôtures.

— Ahusse moi, après j’t’ahusse.

Il faut s’égratigner aux épines des taillis, se cogner aux branches basses, trébucher sur les éboulis… Mais aussi quelle impression de fraîcheur — comme un souffle de liberté — vous frappe au visage quand vous pénétrez dans les taillis. Quelle frénésie alors de courir, de grimper aux arbres, de crier, de vivre. Et quand on a découvert des lionces, qu’on s’en est bourré à crever, quelle splendide bataille on se fait, à coup de noyaux ! Ça siffle, ça blesse. Vive la manqua ! Quelle splendide bataille… — Attrape cui-Ià dans les dents ! Et quand on n’a plus de noyaux on prend des pierres, et c’est encore plus beau, et ça siffle mieux, et ça fait des bosses, ça casse des dents, viva, viva la manqua !…

El nos rires d’éclabousser la sérénité de la campagne et nos injures de claquer :

— Aïdess !

— La rascasse de ta race !

— Les morts de tes morts !

Le bras fait mal, la sueur, la terrible sueur pique. Borso quille son tablier, étale son torse où une petite croix bleue, sur le sein gauche, se dessine.

— Aïdess !

Et c’est la vraie guerre avec des appels homériques et des mouvements tournants.

Et vous le voyez Sintès, avec sa figure de fouine essayer de nous prendre à revers. Il rampe sur Borso, voyez-le, il rampe, il se dresse, il court. Un type comme Borso, ne pas voir ça ! Regardez bien. Sintès court, court…, et on le retrouve dans la boue, étalé.

— Ho Borso, la mort de tes os, lu fais pas des gambettes. Ho !

El Borso rit, rit largement.

— Le sousto i’me vient, crie-t-il.

Borso rit comme peut rire un fils de pêcheur à la poitrine large, velue et tatouée d’une petite croix bleue à la hauteur du sein gauche.

— Le sang i’ se mange, le Sintès…

Il n’en peut plus de rire, de rire et de se frapper les cuisses.

El puis assez d’amusements. On n’est pas encore arrivés au but. Assez de batailles. En route. On se met à courir.

Voilà la clairière enfoncée entre deux mamelons broussailleux où poussent à foison les hautes guimauves et les ronces. Le « ravin », C’est-à-dire le maquis de Borso. Le ravin, c’est quelque chose. Un tressaillement de bonheur angoissé vous prend au cœur.

— Oualla ! dit Borso, gravement.

On y est, soit. Mais quelque chose est-il moins sûr que notre tranquillité ? Sintès ne vient-il pas de vous prendre le bras, inquiet…

— Mira ! Souffle-t-il.

Et il désigne une mauresque fardée, obscène, de celles qui, quelquefois, ici, viennent passer leurs marchés avec les maquereaux du quartier. On la dérange, c’est sûr, on interrompt ses pourparlers. Et la voilà qui nous crie :

— Qu’est-ce que vous foutez ici les gosses ?…

Sintès ricane :

— Ho Fathma ! Si ton- père i’ te voirait…

— Inn al dinn Babak ! Bande de salaouètches…

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salaouètches

— Et ta sœur !

Borso est grave. Il attend. Il est chez lui ici, et qui l’en ferait sortir ?

Ce gitan, peut-être, ce grand diable de gitan qui vient de surgir derrière nous, avec des mains énormes, des yeux cagneux…

— Qu’est-ce qu’il dit le morpion ?

— Quoi je dis ? (Sintès crâne). Quoi je dis ?… La nature elle est à tout le monde…

— Marche la route !

— Atso ! Y alors ?

— T’as compris ?

— Aïdess ! A qui vous vous croyez de causer…

Une gifle le cingle. Et le voici qui se rapproche, le grand Borsogliano, son air des mauvais jours au coin de la lèvre et qui défie le voyou :

— T’i en veux ?

L’autre peut ricaner et prendre la fille à témoin :

— Regar’-moi le minot !…

Borso recule, se contracte. Il peut ricaner. Un coup de tête dans le ventre, voilà qui vous met rapidement un géant hors de combat, un coup de tête dans le ventre, un coup de pied ans les tibias…

— T’i en veux ?

Et là, sur la gauche, un autre gitan qui surgit, fuyant… On recule derrière un barrage de figuiers.

— Bande de fouraïnas  ! Rugit le nouveau venu.

— Ramasse les blocs, commande Borso, et donn’ zy sa mère !

Et les pierres de siffler à nouveau, les injures de claquer.

— T’i as di fouraïna ? Lance Borso, et sa pierre louche un crâne, une jambe.

Pas de repos décidément. Sintès peut avoir soif. Il n’est pas question de ça.

— On les aura, dit Borso, tape cinq. Et du sang peut bien se mêler à notre sueur…

— Mata la Police !…

Les adversaires décampent, furtifs. Sintès est déjà loin.

— Camés, Ho Borso ! Il bondit.

— La Poulice  ! On se pique la fissa !

Quelle peur atroce vous prend aux jambes, vous lance à corps perdu dans les broussailles, vous livre aux pentes. La fatigue vous serre la gorge, elle vous pince les bronches… Courir, courir. La police c’est quelqu’un, la police. Et le vieux pêcheur napolitain et l’épicier maltais, et l’instituteur corse, c’est quelqu’un tous ces gens-là… Courir coudes serrés, sans souci des autres, dévaler, par le Chemin Fontaine-Bleue, la rue Collo, l’avenue Bois-la-Reine, le ‘ Chemin des Mandariniers courir jusqu’à la rue de Lyon, la rue large, encombrée, le port. Se séparer furtivement…

— Chacun i’ se les met de son côté !

Courir comme si des hordes de gitans étaient sur vos talons avec leurs mains énormes, leurs yeux louches…

Ah ! Le souvenir de ces courses éperdues qui vous prend encore à la gorge comme une asphyxie…

****

Borso ? Le lendemain, il n’est pas à son banc. Et Sintès, furtif, de raconter qu’on l’a amené à son père. Qui, on ? Le garde champêtre, bien sûr.

Borso ne remettra plus les pieds à l’école.

Au môle, près du nouveau phare, douze ans après, j’ai rencontré le grand Borso. Un individu aux épaules énormes engoncées dans un tricot de marin, une casquette sur l’œil. Il se plante devant moi.

— Ça va ?

Il n’a pas changé. Cet œil têtu, triple pli au front, cette lèvre tombante. Mais ses rides se sont fait un lit plus profond dans cette peau brune. Il me tend une large main, comme celle de l’autre, du gitan.

— Ça va ?

— Ça va.

— Alors ?

— Et oualla…

Et puis il ne dit rien. Ses yeux se durcissent. Un souvenir douloureux doit tordre un peu plus celte lèvre tordue. Le souvenir de l’école, peut-être, et peut-être seulement celui de celte vexation que lui a imposé quand il avait douze ans, le garde-champêtre, devant les autres et devant son père, dans son maquis. Il balance ses gros poings.

— La mort de ses morts, souffle-t-il, les dents serrées.

EDDEP.

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