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L’islam et la question de l’Autre

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Un colloque de l’Institut de théologie et de sciences religieuses s’est tenu les 19 et 20 novembre 2021 à l’Institut catholique de Paris, sous l’intitulé « Quelle théologie islamique du pluralisme religieux ? » Un questionnement qui court des premiers temps de l’islam à aujourd’hui, battant en brèche l’idée d’un islam figé et systématiquement agressif.

Dieu a-t-il permis qu’il y ait un Autre ? La question s’est posée dès les origines de l’islam. Les réponses apportées par les grands commentateurs et théologiens de l’âge classique tels Ṭabari (839-923), Al-Razi (854-925), Al-Ghazali (1058-1111), Ibn Khatir (mort en 1373), continuent d’être citées dans les sermons du vendredi et sur les réseaux sociaux. Premier constat : cet Autre est multiple. Il peut s’agir du non-musulman, de celui qui se singularise par son comportement ou de celui qui adhère à une déviance au sein même de l’islam. Ces différents cas appellent des réactions adaptées, sachant que cette pluralité même a été voulue par Dieu, si l’on en croit le verset coranique 5:48 :

Si Dieu l’avait voulu, il aurait fait de vous une seule communauté.

Plusieurs écoles juridiques en ont conclu qu’il ne faut pas contraindre le non-croyant à rejoindre l’islam et que seul le « djihad défensif » est légitime. Cette lecture inspire une théorie de la non-violence qui se retrouve même chez certains salafistes aujourd’hui, et nuance l’image habituelle de ce courant rigoriste. Mais selon d’autres références coraniques, les non-musulmans devront au contraire être combattus pour leur rejet de la vraie foi. Juifs et chrétiens sont astreints à un statut inférieur, celui de dhimmi (protégés).

Très vite, le sujet en soulève un autre : celui de la liberté humaine. Si rien n’échappe à la volonté divine, alors l’Homme n’est pas libre de croire ou de ne pas croire. Pour Al-Ghazali, cette prédestination doit donner à ceux qui sont sauvés une joie particulière. Plus tard, le même Ghazali envisagera que Dieu dans sa miséricorde accorde le salut à tous les hommes (apocatastase). Ibn Khatir renvoie quant à lui à 49:13 :

Le plus digne devant Dieu est celui d’entre vous qui le craint le plus.

pour poser le principe d’une égalité spirituelle entre tous les êtres humains. On le voit, les penseurs classiques divergent dans leurs interprétations et peuvent même changer de point de vue avec le temps. Le choix opéré dans le corpus classique relève donc déjà de la prise de position.

Comment les mystiques et plus spécifiquement les soufis, qui veulent faire de l’islam une religion de l’amour, abordent-ils le rapport à l’Autre ? Pour Hallaj (857-922), l’union entre Dieu et l’Homme se fait à travers l’altérité. Si la conversion du monde chrétien est souhaitable, il ne faut pas pour autant recourir au djihad contre lui. Les mystiques réintroduisent à leur manière la notion du libre arbitre en avançant l’idée selon laquelle Dieu aurait proposé aux âmes de choisir avant la naissance.

Le choix de la tolérance

Au XIXe siècle, le monde musulman en crise, confronté à l’effondrement de l’empire ottoman et à la domination étrangère, s’interroge sur les raisons de son déclin. Parmi les religieux qui vont alors lancer le mouvement que l’on qualifiera de réformiste, l’Égyptien Mohamed Abduh (1845-1905) est l’un des plus célèbres. Pour lui, l’islam se trouve prisonnier d’une lecture figée, inconciliable avec la modernité ; il en appelle à la responsabilité du croyant et préconise un retour aux sources pour une relecture éclairée. À sa suite, d’autres vont poursuivre sur la voie ainsi tracée et s’interroger sur la place de la raison ou le rapport aux minorités. Ces intellectuels vont engager un dialogue direct avec des membres d’autres religions et intégrer à leur réflexion le pluralisme religieux.

— Tel est le cas d’Abd Al-Mutaal Al-Saidi (1894-1966), professeur de langue et littérature arabe à l’université Al-Azhar, qui s’inscrit dans le sillage d’Abduh. Il fait porter aux oulémas la responsabilité de la décadence d’un islam qui s’est dévoyé après l’Âge d’or des quatre premiers califes (632-661). Si l’Homme se distingue du reste de la Création par la pensée, c’est que Dieu l’a voulu ainsi et s’il l’a doué de raison, c’est pour qu’il puisse choisir entre le bien et le mal et fasse librement le choix de croire ou de ne pas croire. La tolérance s’impose donc puisque Dieu lui-même en a donné l’exemple et l’exercice de la contrainte serait blasphématoire, y compris contre l’apostat. S’appuyant sur le célèbre verset 2:256 « Nulle contrainte en matière de religion », Al-Saidi estime qu’il suffit aux musulmans de revenir au véritable islam et à son éthique pour faire une démonstration convaincante de sa supériorité et que là réside leur véritable mission. Si le Coran semble parfois adopter une position plus belliqueuse, il faut le replacer dans le contexte de son émergence, une société tribale où le choix individuel était impossible.

— L’Algérien Malek Bennabi (1905-1973) explore lui aussi de nouvelles voies. Formé à l’école coranique, puis à l’école française, il poursuit ses études dans la medersa d’État de Constantine et s’intéresse au réformisme de Ben Badis (1889-1940) avant de partir pour la France. Il prend ses distances avec l’Association des oulémas algériens de son ancien mentor et dirige un centre ouvrier à Marseille. Après la guerre, il démarre une carrière d’écrivain et Ahmed Ben Bella le rappelle en Algérie après l’indépendance, mais sa relation avec le pouvoir se détériorera sous Houari Boumediene. La formation composite de Bennabi explique sans doute l’originalité de sa pensée, qui porte beaucoup sur l’altérité et plus particulièrement sur le rapport aux colons français. Pour lui, une cohabitation doit être possible et l’arrivée des étrangers a eu quand même un effet bénéfique en confrontant l’islam à sa propre décadence. Les religions et les idéologies, comme le communisme, ont toutes un rôle à jouer en ce qu’elles font avancer l’Histoire. Les musulmans pour leur part doivent produire une pensée humaniste et promouvoir la paix et la fraternité, afin d’œuvrer à la construction d’une civilisation humaine universelle. Sa pensée, bien qu’elle lui ait valu les foudres de Sayyid Qutb (1906-1966), figure de l’islamisme radical, sera récupérée par les Frères musulmans dans les années 1980.

— Le parcours du Libano-Américain Mahmoud Ayoub (1935-2021) est lui aussi original. Très proche du christianisme, auquel il se convertira temporairement, Ayoub navigue entre le chiisme de ses origines familiales et un sunnisme empreint de spiritualité soufie. D’une grande érudition, il préconise un renouvellement constant de l’interprétation du Coran sur la base d’une mise en perspective historique. En s’appuyant sur des versets coraniques, il dégage des points communs à toutes les religions, qui l’amènent à établir l’universalité des religions et à envisager un « compagnonnage de foi ».

— Le Soudanais Mahmoud Taha, né en 1909, payera de sa vie une vision de la religion aux implications politiques. Originaire du Sud-Soudan, il reçoit une éducation religieuse teintée de mysticisme et marquée par les courants de pensée occidentaux, ce qui lui inspire la création d’un Parti républicain. En 1946, il est arrêté pour avoir manifesté contre l’occupant britannique. Après une période de repli, il publie en 1967 Le second message de l’islam dans lequel il promeut un islam à vocation libératrice et une lecture totalement innovante du Coran. En effet, alors que la tradition estime que les versets les plus tardifs (période médinoise) prévalent sur les versets plus anciens, Taha inverse le postulat et affirme la préséance des sourates mecquoises, théoriques et éthiques, sur les sourates médinoises plus contextuelles et normatives. Parce qu’il pose le principe de l’égalité des religions, il est en butte aux institutions — Al-Azhar, la Ligue islamique mondiale, le Mouvement des oulémas soudanais — qui le condamnent à mort dans leurs fatwas. Quand le colonel Nemeyri, arrivé au pouvoir en 1969, décrète l’application de la charia , Taha s’insurge et publie un tract sur les droits des minorités du Sud-Soudan, reposant non sur la charia, mais sur les usul al-fiqh , les fondements du droit musulman. Une prise de position qui lui vaudra d’être condamné à mort et exécuté en 1985. Sa lecture politique de l’islam regarde résolument vers le futur et remplace le « avant c’était mieux » par « après ce sera mieux ». La charia n’est pas statique, elle s’inscrit dans une temporalité historique et répond aux besoins du moment. Ainsi la Loi de Moïse était-elle dure, car adaptée à un peuple immature et primitif ; elle a ensuite été tempérée par le message du Christ, plus émotionnel. L’islam doit s’inscrire dans un entre-deux.

La religion est-elle soluble dans la citoyenneté ?

L’apostasie et le blasphème n’ont pas été traités de manière univoque sur le plan théologique en islam. La définition même de l’apostat n’est pas fixée : s’agit-il uniquement d’un fauteur de troubles, de celui qui déclare publiquement son refus de la foi, ou également de celui qui la trahit en actes, ou même en pensée ? Les avis varient selon les sources. Pour le Coran, qui rappelle dans une vingtaine de versets que l’homme a la liberté de croire ou de ne pas croire, la punition viendra après la mort. Sur les quelque 700 000 hadith (propos et faits attribués au Prophète), cinq appellent à la condamnation à mort de l’apostat. « Quiconque change de religion, tuez-le » enjoint ainsi l’un des six recueils de référence, celui d’Al-Boukhari (810-870).

Mais le Prophète lui-même, d’après la Sira (histoire de la vie de Mohamed), n’aurait décidé la mort que dans un nombre de cas limité. Pourtant, les évolutions joueront dans le sens de la sévérité, les quatre écoles juridiques de l’islam optant pour la peine de mort, en variant simplement sur les modalités et les délais de rétractation accordés à l’apostat. Actuellement, une vingtaine de pays musulmans interdisent absolument l’apostasie et le blasphème et leur législation en fait un crime, passible de la peine de mort dans treize États. Les voix s’élevant contre cette intransigeance restent pour le moment individuelles et l’apostasie reste l’un des grands tabous de l’islam.

Dans l’Algérie coloniale, l’islam est mis en avant comme ciment de l’unité nationale, au cœur de la devise : une même langue, une même religion, un même pays. Après « les années noires » de la décennie 1990, l’État va promouvoir les confréries et le retour à un islam traditionnel dit modéré. Tout ce qui est considéré comme déviant — chiisme, wahhabisme, ahmadiyya1 — fait l’objet de poursuites et passe pour servir des visées étrangères. Une ordonnance de 2006 condamne toute forme de prosélytisme. La nouvelle Constitution de 2020 a supprimé l’article sur la liberté de conscience, mais garantit la liberté de culte sous certaines conditions. Toute atteinte au dogme reste quasiment impossible : l’islamologue Saïd Djabelkheir en a fait les frais pour avoir dit que le ramadan n’était pas obligatoire. Menacé de mort sur les réseaux sociaux, il a été condamné à trois ans de prison pour « offense aux préceptes de l’islam ».

En ce qui concerne la relation aux autres religions, la situation diffère d’un pays à l’autre, depuis la position très ouverte de l’Indonésie, qui reconnaît toutes les religions monothéistes, y compris le bouddhisme, jusqu’aux intransigeances des pays du Golfe, avec aussi des ambiguïtés. Le célèbre théologien égyptien Youssouf Al-Qaraḍawi qualifie ainsi les chrétiens de « frères », mais la notion, purement affective, n’a pas de dimension juridique. C’est là qu’intervient le débat sur la citoyenneté. Le terme (muwatana) apparaît au début du XXe siècle, en opposition à jansiya « nationalité », qui désigne l’appartenance à un État, mais sans référence aux droits qui en découlent pour l’individu. Ces derniers temps, après les révoltes arabes et les excès de l’organisation de l’État islamique (OEI), il semblerait que l’on aille vers une individualisation de la foi et des efforts de coexistence entre les religions. Les mutations sociologiques peuvent contraindre les institutions religieuses à des changements, pour ne pas se couper de leurs fidèles [[Déclaration de Marrakech du 27 janvier 2016 sur « les droits des minorités religieuses dans le monde islamique » ; document sur la fraternité humaine signé à Abou Dhabi en février 2019 par le pape François et le grand imam d’Al-Azhar).

Même si on en parle peu, un courant réformiste est actuellement en train d’apparaître en France. Porté par de jeunes musulmans, il pose plusieurs principes de base : la conscience d’une crise du monde musulman, la maîtrise du turath (héritage, tradition), l’ouverture à l’autre, la définition d’une norme adaptée à la modernité. Parmi ces personnalités, on peut citer le Franco-Comorien Mohamed Bajrafil, Salik Al-Hanif, Tarek Oubrou ou le Franco-Mauritanien Mahmoud Doua. Il est intéressant de relever la forte contribution des périphéries du monde islamique à cet effort d’introspection et de régénération. Il faut également souligner qu’en raison de la relation très particulière entre État et religion en France, ces théologiens rencontrent davantage de difficultés à se faire connaître et à partager leurs idées que par exemple les réformistes allemands, qui disposent de chaires universitaires et d’un public étudiant.

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Colloque Islam et altérité. Quelle théologie islamique du pluralisme religieux ?, Institut catholique de Paris, 19-20 novembre 2021.

1Mouvement messianique apparu au Pendjab à la fin du XIXe siècle et implanté dans les années 2010 en Algérie où il est criminalisé et combattu.

Voir en ligne : https://orientxxi.info/lu-vu-entend...