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Europe. Mortelles errances des politiques migratoires

, par  Catherine Wihtol de Wenden, christian jouret , popularité : 5%
Cet article provient d'une source externe à NJ sans autorisation mais à titre d'information.
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Les mesures de plus en plus restrictives de plusieurs pays européens pour interdire l’accès à leur territoire et les opinions qui les sous-tendent sont sans effet sur le développement des flux migratoires. Mais il y a de plus en plus de morts sur les routes de l’immigration, en particulier en Méditerranée. La réduction souhaitable du nombre de victimes va de pair avec des politiques plus respectueuses des droits humains.

L’accostage en France du bateau humanitaire Ocean Viking a été perçu par certains comme l’archétype d’une invasion étrangère, une sorte d’appel d’air qui aspirerait des milliers d’autres migrants. Il aussi provoqué une crise diplomatique entre la France et l’Italie qui a refusé d’accueillir sur son sol la grande majorité de ces migrants. Signe des temps, plusieurs gouvernements européens — dont celui de la France — révisent leur politique migratoire dans le sens d’une plus grande restriction des entrées sur leur territoire. La Suède, l’Italie, le Royaume-Uni ou la Hongrie de Viktor Orban ne sont que quelques-uns des pays qui prennent des mesures de plus en plus restrictives pour interdire l’accès à leur territoire.

Ces politiques et les opinions politiques qui les sous-tendent sont sans effet sur le développement des mouvements illégaux de population. La nouvelle directrice de Frontex, Aija Kalnaja vient de rappeler que 130 000 franchissements illégaux avaient été constatés en 2022 le long de la route des Balkans, ainsi que sur les frontières turques, hongroises, serbes et bulgares, soit une augmentation de plus de 200 % par rapport à l’année précédente. La route des Balkans totalise la moitié des entrées clandestines dans l’Union européenne (UE) en 2022, l’autre moitié étant passée par la Méditerranée. Les nations les plus représentées sont la Syrie, l’Afghanistan et la Turquie. Le fait que la Serbie ou l’Albanie — qui ne sont pas dans Schengen — n’exigent pas de visa pour certains pays explique que des ressortissants turcs, tunisiens, indiens, cubains ou burundais ont emprunté cette voie d’accès vers des pays Schengen ou vers la Grande-Bretagne.

Outre que les politiques mises en œuvre pour freiner les flux d’immigration ont largement échoué, le nombre de morts sur les routes d’immigration est en augmentation constante. Selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), 2 062 personnes ont disparu au cours de leur parcours migratoire en 2021, dont 1 567 pour la seule Méditerranée centrale.

Le cas des exilés ukrainiens est distinct de celui des autres migrants. Pour des raisons géographiques, historiques et humaines, leur accueil en Europe a été facilité par l’UE et ses États membres. On dénombrerait environ 100 000 Ukrainiens en France, qui n’est pas le pays qui en accueille le plus.

*****

Christian F. Jouret.Les chiffres concernant les flux migratoires sont à la hausse partout dans le monde, en Europe également sans qu’on puisse pour autant parler « d’invasion » comme certains tenteraient de le faire croire. Comment s’explique ce phénomène ?

Catherine Wihtol de Wenden.— On assiste à une accélération d’une série de crises au Soudan, en Somalie, en Érythrée, en Irak (4,5 millions de départs), en Afghanistan (5 millions de départs, pour beaucoup accueillis en Iran et au Pakistan), en Syrie (6,5 millions dont beaucoup sont en Turquie) sans parler de la crise ukrainienne. S’y ajoute également le désespoir d’un certain nombre de jeunes d’Afrique du Nord ou d’Afrique subsaharienne qui ne voient leur avenir que dans le départ. Pour tous ceux qui se dirigent vers les États européens, l’entrée en Europe est de plus en plus difficile, notamment depuis l’adoption de la politique des visas menée en Europe à compter du 1er janvier 1985 avec le passeport européen. Il existe une fracture entre le droit de sortie d’un pays qui est de plus en plus globalisé et le droit d’entrée dans un autre, toujours plus parcimonieux, restreint et politisé.

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© Thierry Cauwet/Fonds de dotation Alain Oudin

Pour l’Europe, cette fermeture s’explique en grande partie par la survivance d’une idée qui remonte à la fin de la crise pétrolière de 1973. Cette année avait vu l’apparition d’une crise économique face à laquelle on pensait qu’il fallait fermer l’immigration de travail. Une grande partie de la crise de l’accueil et de l’asile d’aujourd’hui est liée à ça. Aujourd’hui on voit bien qu’il existe une pénurie de main-d’œuvre aussi bien qualifiée que moins qualifiée, que la toute récente pandémie a pourtant mise en valeur. Mais on n’a pas calé sur l’idée que le dogme c’était la fermeture des frontières à l’immigration de travail salarié. Il y a eu quelques exceptions comme l’Allemagne qui a rouvert son marché du travail. En France, on parle bien aujourd’hui d’immigration de travail, mais en fait on va se contenter de régulariser les sans-papiers. On ne fera pas un appel à l’immigration dont on a besoin. Le patronat est muet sur ces points alors que dans les années 1960/1970 il représentait un acteur très important de la définition de la politique migratoire en faisant régulièrement état auprès des pouvoirs publics de ses besoins de main-d’œuvre. Aujourd’hui, en dépit des besoins évidents de main-d’œuvre, on n’entend pas le patronat, du moins publiquement.

C. F. J.Peut-être parce que le patronat sait que l’attribution prochaine de titres de séjour pour ceux des migrants qui exerceront des « métiers en tension » lui est destinée ?

C. W. W.— Absolument. Le patronat a besoin de main-d’œuvre.

Invasion de la France ?

C. F. J.Quel est le poids de l’immigration en France ?

C. W. W.— Environ 10 % de la population. C’est aussi la moyenne européenne. Difficile de parler d’invasion en ce qui concerne notre pays. Il faut se souvenir qu’en 2015 on parlait de la nécessité de fermer les frontières pour éviter l’entrée de terroristes sur le territoire français parce qu’ils pourraient se mêler aux flux de migrants. Dans la réalité, seuls trois terroristes ont profité des déplacements de 1,2 million de réfugiés pour entrer en Europe.

C. F. J.Comment les Français et les Européens appréhendent-ils l’immigration ?

C. W. W.— Le populisme se développe et se banalise en France comme dans beaucoup de pays européens. Un parti mussolinien est revenu au pouvoir en Italie. Quant à la Hongrie, elle cherche à refaire et à réécrire l’histoire de ses pays hongrois. Ses recherches dans un imaginaire de racines pures alors que le pays a été multiculturellement riche compte tenu des migrations qu’il a connues sont à cet égard tout à fait étonnantes. En France aussi circule l’idée qu’il existerait de « vrais Français », des « Français de souche » et d’autres qui le seraient moins ou pas du tout, alors qu’un Français sur quatre a un parent ou un grand-parent étranger. Ces vieilles lunes qui remontent aux périodes qui ont précédé la première guerre mondiale et qui ont perduré au-delà se sont répandues dans plusieurs pays d’Europe, chacun selon son histoire.

C. F. J.« Péril jaune » ou « plombier polonais », c’est blanc bonnet et bonnet blanc ?

C. W. W.— Exactement. On peut citer aussi « le péril rouge » ou le « péril vert » avec le « choc des civilisations » de Samuel Huntington. Ces thèmes sont récurrents. J’en ai parlé dans l’un de mes livres, Figures de l’Autre (éditions du CNRS, 2022.]]. Ce qui m’avait alors frappé, c’était que la plupart des idées reçues étaient déjà présentes au XIXe siècle du temps de Zola dans Germinal. L’idée que les travailleurs étrangers faisaient la concurrence aux travailleurs français était déjà présente. On l’a retrouvée pendant la dernière campagne présidentielle chez les communistes.

C. F. J.C’est l’histoire du boulanger africain de Fernand Raynaud1.

C. W. W.— Exactement. D’ailleurs, on a connu cette situation il n’y a pas si longtemps lorsque des patrons boulangers ont manifesté pour que leurs jeunes employés étrangers ne soient pas expulsés de France alors qu’ils étaient sous le coup d’une « obligation de quitter le territoire français » (OQTF). Le thème de l’invasion étrangère a lui aussi été longtemps manipulé. Valéry Giscard d’Estaing en avait fait usage lorsqu’il était président (1974-1981).

D’autres s’inscrivent dans cette trajectoire comme Stephen Smith avec son livre La Ruée vers l’Europe (Grasset, 2018) des Africains, traduit en 17 langues ; Éric Zemmour qui a recyclé le mythe du « grand remplacement » de Renaud Camus, l’un des idéologues de l’extrême droite ; Jean Raspail qui décrivait son hallucination de bateaux de réfugiés arrivant sur la côte varoise dans Le Camp des saints (Robert Laffont, 1973). Le Figaro Magazine titrait alors, en 1985, « Serons-nous encore français dans 30 ans ? »… Cette notion de « grand remplacement » connaît toujours un grand succès, comme chez les catholiques pratiquants dont 37 % ont voté pour Marine Le Pen ou pour Éric Zemmour, considérant que le pays connaît une sorte de croisade ou de Grenade « à l’envers »2

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© Thierry Cauwet/Fonds de dotation Alain Oudin

C. F. J.On voit bien que l’islam est en ligne de mire, mais lors des migrations espagnoles et portugaises de la moitié du XXe siècle, les réactions de rejet étaient les mêmes ; pourtant il s’agissait de catholiques ?

C. W. W.— Oui. Ce fantasme de l’invasion n’est pas neuf. Ce qu’ajoute le « grand remplacement » c’est qu’il existerait un processus de substitution des populations française et européennes par une population non européenne, essentiellement africaine et maghrébine. Ce fantasme n’a pas lieu d’être lorsqu’on considère le nombre d’entrées en France par rapport à notre population. Hervé Le Bras, démographe, a démonté ce slogan par les chiffres les plus précis prouvant que les Français ne sont pas en voie de disparition.

Mais cette idée reste ancrée dans la genèse de l’extrême droite. Les clichés ont la vie dure. Penser que plus notre politique sociale sera généreuse, plus nombreux seront les étrangers qui viendront en profiter est une idée fausse. Cet « appel d’air » n’existe pas. On en parlait déjà au moment des migrations des Italiens ou des Polonais auxquels on reprochait leur catholicisme traditionnel ou leur communautarisme, des Espagnols dont on craignait qu’ils soient anarchistes.

C. F. J.Est-ce que ce nationalisme de repli pourrait s’estomper ?

C. W. W.— Il faut l’espérer. La situation économique a son rôle à jouer. On voit bien que ce sont les zones de fort déclassement économique et social qui sont les plus réticentes à accepter la présence de migrants. Il faut se souvenir que le Brexit s’est fait sur le rejet du Polonais dans la mesure où le pays avait décidé il y a une vingtaine d’années d’accueillir des travailleurs européens tout en négligeant ses jeunes pauvres de Liverpool, de Manchester et d’autres grandes villes. Un ressentiment très fort est apparu dans ces populations délaissées qui n’étaient pas embauchées ou qui ne voulaient pas s’engager dans certains métiers. Ces « Polonais » apparaissaient comme des concurrents directs sur le marché du travail. En fait, ils étaient surtout des boucs-émissaires face à une situation sociale et économique mauvaise.

On n’arrêtera pas les migrations

C. F. J.Aujourd’hui une réflexion se développe sur Frontex 3 ; beaucoup considèrent qu’elle échoue dans sa mission de contrôler les frontières extérieures de l’Europe.

C. W. W.— C’est exact. Frontex est présentée comme une sorte de bouclier dont on renforce régulièrement les capacités défensives. Cette agence européenne est d’ailleurs de plus en plus militarisée. À chaque crise, ses budgets sont augmentés. Mais si son budget a été multiplié par 17 depuis sa création en 2004, sa mission dissuasive n’a pas servi à grand-chose. Sans compter qu’on confie à d’autres la gestion de nos frontières extérieures, comme à la Turquie ou à la Libye. Mais les nombres de morts en Méditerranée n’ont pas diminué, l’Agence ayant répété que les sauvetages en mer n’entraient pas dans sa mission qui était réservée au maintien du contrôle des frontières extérieures. Pour revenir sur la polémique actuelle entre la France et l’Italie4, il faut savoir que les gardes-frontières du sud de l’Europe sont l’Italie, l’Espagne, la Grèce ou Malte.

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© Thierry Cauwet/Fonds de dotation Alain Oudin

Faire la guerre aux migrants est l’affichage de ces politiques européennes. Elles ont échoué. Les autres instruments comme la politique de retour fonctionnent peu. Les retours volontaires sont plus nombreux que les retours assistés par les pouvoirs publics. Les politiques de reconduction effectives réalisées, dont on parle beaucoup aujourd’hui, tournent autour de 6,7 %. Les autres politiques comme le développement — qui n’est pas nouveau — n’ont aucun impact sur les migrations, peut-être même les favorisent-elles en facilitant la connexion des pays bénéficiaires et des pays d’accueil par des partenariats, des réseaux transnationaux, etc. Tous ces instruments ont échoué depuis 30 ans, et pourtant ils sont toujours présents dans les accords passés par Bruxelles. L’évidence oblige à dire qu’on n’arrêtera pas l’immigration. Ce qu’il convient de faire c’est que les parcours de migration soient plus sécurisés, que certains migrants ne soient pas contraints de traverser le Sahara, ni la Libye ni la Méditerranée. Il faut une meilleure adéquation entre les arrivées des gens jeunes et les besoins du marché du travail. Actuellement, en France, le marché du travail est interdit aux demandeurs d’asile par les préfectures pour éviter tout appel d’air, alors que la Directive européenne de 2014, « Accueil », précise qu’ils doivent avoir accès à ce marché du travail. D’où l’idée, comme l’indiquait un sous-préfet, qu’il faut leur rendre la vie impossible pour « qu’ils ne reviennent pas ».

C. F. J.Bruxelles se plaint que certains pays européens qui ne sont pas dans Schengen laissent entrer librement sur leurs territoires, sans visa, des ressortissants étrangers. C’est notamment le cas de la Serbie5, de l’Albanie ou de la Moldavie. Cette liberté d’entrée explique qu’on retrouve sur la route des Balkans des ressortissants indiens, cubains, burundais ou maghrébins qui ensuite entrent dans les pays dits Schengen.

C. W. W.— C’est la preuve supplémentaire que Schengen ou Frontex sont impuissants face aux flux migratoires.

« Être méchant avec les méchants et gentil avec les gentils »

C. F. J.À un moment où est en discussion un nouveau texte sur l’immigration, le ministre de l’intérieur a déclaré qu’il fallait « être gentil avec les gentils et méchant avec les méchants ». Que signifie cette formule ?

C. W. W.— On aime beaucoup faire des classifications. À l’époque de la crise syrienne, on faisait déjà une distinction entre les bons réfugiés — les Syriens qui quittaient un pays en guerre — et les mauvais migrants, tricheurs — les Africains. C’était presque une classification ethnique qu’on retrouvait dans les chiffres, les Africains ayant 10 % de chances d’obtenir un statut de réfugié en France alors qu’à l’époque 55/60 % de Syriens se voyaient accorder ce statut. Aujourd’hui la distinction se fait entre « gentils » et « méchants ». Par « gentils », il faut entendre ceux qui ont supporté pendant des années d’être en situation irrégulière, sous-payés, vivant dans la crainte d’être repérés et reconduits à la frontière, et qui peuvent être régularisés, notamment parce qu’ils sont en France depuis longtemps. Les « méchants » sont ceux qui sont supposés être des tricheurs qui demandent l’asile non pas parce qu’ils viendraient de pays en guerre, mais parce qu’ils ne peuvent pas entrer sur le marché du travail.

C. F. J. Un projet de loi est en cours consacré à l’immigration, l’asile et l’intégration. Des annonces de réformes sont faites au sujet de la Cour nationale du droit d’asile (CNDA). Que peut-on attendre des changements en cours ?

C. W. W.— Tout va dans le sens d’un durcissement. Les pouvoirs de la CNDA risquent d’être réduits : un juge plutôt que trois, une justice administrative plus expéditive, des procédures d’appel rendues plus difficiles, des expulsions rapides pour ceux qui n’auraient pas obtenu l’asile en France… En fait, on va provoquer une multiplication des sans-papiers et augmenter leur précarité.

C. F. J.Ce seront les nouveaux « méchants » ?

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© Thierry Cauwet/Fonds de dotation Alain Oudin

C. W. W.— Oui, ceux qui n’auront aucune couverture sociale, politique…

C. F. J.Que pensez de cette politique migratoire ?

C. W. W.— On a l’impression d’une politique faite pour suivre les sondages ou les évolutions des partis d’extrême droite. Ceci ne peut conduire qu’à un échec. Il ne faut pas oublier que la politique européenne a sa part de responsabilité dans la mort en Europe de 29 000 migrants depuis 2014 dont 25 000 pour la seule Méditerranée. L’année 2022 n’est pas terminée et on dénombre déjà 2 700 morts, peut-être 3 000 d’ici la fin de l’année (Source : Migrants et réfugiés/ONU/).

C. F. J.Est-ce que les démocraties sont en mesure de se saisir du phénomène migratoire et d’apporter des réponses raisonnées ?

C. W. W.— Les politiques ne sont pas claires. Elles dépendent du rapport de force entre par exemple les associations et les préfectures. L’ambiguïté existe aussi dans l’attitude des autorités face à ces questions. On arrête par exemple les illégaux à la frontière entre l’Italie et la France, puis on les laisse partir, sachant qu’ils chercheront à revenir en France. La solidarité avec les migrants par une aide directe ou indirecte constitue un délit punissable, mais en 2018 le Conseil constitutionnel a considéré la fraternité comme un principe à valeur constitutionnelle. On a donc la liberté d’aider quelqu’un dans un but humanitaire sans avoir à se préoccuper de la régularité de son séjour en France. Mais les ambiguïtés demeurent.

Les renvoyer au Rwanda

C. F. J.Que penser de l’accord qui vient d’être passé ces jours-ci entre la France et l’Angleterre ?

C. W. W.— C’est un accord qui vise à faire en sorte que les deux pays travaillent ensemble pour réduire les traversées de migrants de la Manche. Environ 40 000 migrants seraient passés en 2020 entre la France et la Grande-Bretagne. On sait que les deux pays se reprochent mutuellement beaucoup de choses en matière de contrôle des migrations. Dans cet accord, il est question de nouveaux budgets, d’une dotation faite à la France, d’un accroissement des effectifs de sécurité sur les côtes françaises, de technologies, etc.

C. F. J.Français et Anglais pensent que ce sera efficace ?

C. W. W.— La sécurisation du littoral est un leurre. On a supprimé la « jungle de Calais », mais il y a eu de plus en plus de passages par les trains, les camions, etc. Le problème est ailleurs, notamment dans la prise en compte des facteurs qui poussent les migrants à vouloir passer au Royaume-Uni. Et puis, la France est le seul pays européen à être payé pour protéger la frontière de son voisin, comme l’UE le fait avec la Libye ou la Turquie. C’est un peu misérable, comme l’était le troc qui avait présidé au précédent accord dit « du Touquet »6 où il s’agissait de contrôles de frontières contre l’achat de porte-avions7

Par ailleurs, la politique du Rwanda que Londres ambitionne de mettre en œuvre8 n’est pas plus glorieuse puisqu’il s’agit d’envoyer vers le Rwanda, contre monnaie au gouvernement rwandais, des demandeurs d’asile. Cette mesure n’a pas encore été appliquée sur décision de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Mais le nouveau gouvernement britannique ne semble pas vouloir renoncer.

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© Thierry Cauwet/Fonds de dotation Alain Oudin

Le cas particulier des Ukrainiens

C. F. J.Les exilés ukrainiens ont été accueillis généreusement par rapport à d’autres migrants. Pour quelles raisons ?

C. W. W.— La première des raisons est qu’ils sont considérés comme des Européens. La deuxième raison est qu’ils ont été d’abord accueillis par leurs voisins comme c’est toujours le cas en cas de crise grave. Les Syriens avaient été très nombreux à se réfugier de l’autre côté de leur frontière en Turquie comme des centaines de milliers d’Africains se sont rendus dans des pays voisins des leurs. Il n’est pas étonnant compte tenu de la géographie et aussi de l’histoire qu’un très grand nombre d’Ukrainiens soient partis dans la Pologne voisine, les frontières entre les deux pays ayant fluctué au cours du XXe siècle. Être Ukrainien et partir en Pologne, c’est souvent rejoindre un membre de la famille. On pourrait en dire autant de la République tchèque ou de la Hongrie. Et puis, tous se souviennent du « méchant agresseur soviétique », de l’insurrection de Budapest en 1956, du Printemps de Prague en 1968 ou de Solidarnosc en 1980. Ces souvenirs douloureux d’interventions communistes soviétiques ont beaucoup joué dans l’accueil fait aux Ukrainiens. Pour les autres Européens, il y a la peur que le verrou ukrainien entre la Russie et les frontières extérieures de l’UE puisse sauter.

Pour toutes ces raisons, l’UE a très vite déterré une directive vieille d’une vingtaine d’années (2001), qui avait été conçue pour les Kosovars, mais n’avait jamais appliquée faute d’unanimité au Conseil européen. Cette directive ne donne pas le statut de réfugié, mais accorde une protection temporaire qui permet, entre autres avantages, de pouvoir travailler légalement dans les pays de l’UE — ce qui n’est pas le cas pour quasiment tous les autres demandeurs d’asile —, d’avoir accès à des cours de langue, aux prestations sociales, etc. Cette solidarité ne s’est pas seulement exprimée à Bruxelles, mais aussi à l’échelon national, local et personnel. Des préfectures leur ont rapidement trouvé des logements vides alors que c’était impossible pour d’autres nationalités. Des particuliers aussi ont hébergé des Ukrainiens. Derrière ces aides il y a aussi l’idée que les Ukrainiens n’ont qu’une protection provisoire et qu’ils pourront ensuite rentrer chez eux. Il faut aussi ajouter qu’avant l’invasion russe du 24 février 2022, les Ukrainiens étaient déjà très présents en Europe, en Allemagne, mais aussi en Espagne ou en Italie. Mais finalement on a quand même un système du deux poids deux mesures, avec d’un côté les réfugiés qui viennent du Sud et de l’autre des Ukrainiens. On retrouve cette distinction entre « les bons » et les « moins bons », entre les « travailleurs » et les « tricheurs ».

Pour finir, les politiques européennes ont largement échoué, n’ayant pas réussi à faire diminuer les flux migratoires. Il y a de plus en plus de morts en Méditerranée et un coût de plus en plus important pour le contribuable. Il faut changer de politique si l’on veut atteindre les objectifs de respect des droits humains et d’une réduction drastique du nombre de victimes.

1Sketch de Fernand Reynaud (1972) : «  J’aime pas les étrangers ! ».

2Allusion à l’épisode historique de la prise de Grenade, siège du dernier royaume musulman d’Espagne, assiégé puis conquis par les rois catholiques Ferdinand II d’Aragon et Isabelle 1re de Castille en 1492. Le « grand remplacement » serait ainsi, à l’inverse, une sorte de reconquête de l’Europe chrétienne par les musulmans.

3Frontex ou Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, créée en 2004 pour aider les États membres de l’UE et les pays associés à l’espace Schengen à protéger les frontières extérieures de l’espace de libre circulation de l’UE.

4Polémique intergouvernementale née à la suite du refus de l’Italie d’accueillir des navires ayant à leur bord des migrants. L’Ocean Viking a finalement été autorisé à accoster à Toulon, suscitant aussi des réactions de rejet en France.

5Depuis le 20 octobre 2022, la Serbie a mis fin à l’exemption de visas pour les Burundais et, depuis le 20 novembre, pour les Tunisiens.

6Traité entre la France et le Royaume-Uni signé le 4 février 2003 lors du 25e sommet franco-britannique au Touquet. Entré en vigueur le 1er février 2004, il concerne la surveillance de la frontière entre la France et le Royaume-Uni. Devant la multiplication des vagues migratoires, d’autres accords bilatéraux seront signés en 2009, 2010 et 2014.

7Dans la foulée de l’accord de 2003, les deux pays s’engagent à construire trois porte-avions dont un pour la France. Le porte-avions pour la France ne verra jamais le jour.

8Inscrite dans le plan « migration » du gouvernement britannique à l’époque où Boris Johnson était premier ministre, cette mesure prévoyait la délocalisation des demandeurs d’asile au Rwanda. La Cour de justice britannique s’était prononcée en sa faveur, mais elle n’a pu être mise en œuvre du fait de l’opposition de la Cour européenne des droits de l’homme. Cette mesure, toujours en suspens, n’a pas été retirée des projets de Londres.

Voir en ligne : https://orientxxi.info/magazine/eur...