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DEPART D’ALGERIE

, par  Suzanne de Beaumont , popularité : 7%
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DEPART D’ ALGERIE

Le 19 mars 1962 le gouvernement français décide d’un cessez le feu unilatéral. Pour les pieds noirs en Algérie cela signifie, depuis qu’ils ont été désarmés par la gendarmerie, être livré au FLN. Or le FLN ne s’est manifesté dans les villes que par des attentats terroristes et des massacres sanglants à l’intérieur même des maisons incendiées et des appartements vandalisés ou incendiés. Comment faire pour fuir avec trois enfants petits. Je peux prendre Nathalie dans les bras et François par une main et laisser Pierre Jean suivre comme il peut. Non.

Il faut que je parte. Où ? En France ? Je n’ai pas envie d’aller dans un pays qui nous livre aux tortionnaires qui renie toute une population qui pendant deux guerres successives s’est saignée pour le défendre, qui nous traite d’exploiteurs de négriers d’esclavagistes. Hélas je n’ai pas le choix. Nathalie n’a commencé à grandir que depuis 6 mois, elle est encore très fragile, et François encore bien maigre après leur maladie intestinale. Je me résous donc à venir en France où je n’étais venue que
trois fois pour un voyage rapide dans le Gers.

Pour partir il faut demander l’autorisation de l’OAS sinon on ne peut pas obtenir les papiers officiels français en préfecture. C’est ce que nous faisons et nous apprenons que bien nous en a pris. En effet, Pierre Jean qui était inscrit sous le nom de de BEAUMONT à l’école, seul le directeur savait son nom, était connu des services de la sécurité sociale donc des arabes. Il avait d’ailleurs été poursuivi plusieurs fois sans que nous comprenions exactement pourquoi et sauver in extremis par un marchand de légumes qui l’avait protégé en fermant son rideau de fer. Cette autorisation OAS a été longue à obtenir, il fallait l’accord de Pierre Lagaillarde qui se trouvait en Espagne.

Mais à ce moment le gouvernement avait interrompu tout transport de voyageur entre la France et l’Algérie pour obliger les pieds noirs à rester en Algérie quel que soit le sort qui leur était réservé, ce qu’on avait vu lors de la fusillade de la rue d’Isly où des soldats arabes avaient tiré sur une foule de manifestants où se trouvaient des femmes et des enfants . Foule sans armes qui étaient interdites depuis pas mal de temps. Il fallait trouver le moyen de partir.

Nous avons appris qu’il était possible, relativement clandestinement, de partir par avion en passant par l’aéroport militaire de Constantine, situé à Télergma en pleine cambrousse. Il fallait passer la nuit à Constantine, partir très tôt, vers 6 heures, monter dans des camions militaires de transport de troupes, arriver à la base, attendre dans des hangars sans eau sans sièges, une place dans un avion qui partait. Avec trois enfants petits dont un bébé de deux ans très fragile, par au moins 38 degré à l’ombre, c’était impossible. J’ai renoncé à cette solution.

A ce moment nous avons appris que devant le risque de boat people à la française le gouvernement autorisait des bateaux à reprendre ce qu’il qualifiait de départ en vacances. Un premier bateau partant de Bône où nous habitions a été plastiqué, c’est-à-dire qu’une bombe a explosé et a tué un CRS qui repartait en France avec sa compagnie. En effet à ce moment même l’OAS essayait d’empêcher les gens de partir. Cependant décidée à partir, avec une amie et ses deux enfants petits, nos maris, amis d’adolescence, ont pris des places sur le bateau suivant, en partance de Bône, pour leurs femmes et leurs enfants.

La date fixée il a fallu faire les deux valises que je pouvais porter en sachant que je n’aurai que ça comme viatique à l’avenir, en sachant que tout ce que je laissais serait définitivement perdu. Inutile de dire les sentiments de désespoir de peur de rancœur de haine qui m’agitaient. J’avais préparé deux valises je ne pouvais pas en prendre plus, Philippe m’a demandé de voir ce que j’emportais. Heureusement, avec son sens pratique, alors que je n’étais que dans la terreur, il m’a aidée à tout refaire.

Enfin le 1 mai, jour de départ du bateau, le Ville d’Alger, arrive. Tout préparé le mieux possible, moi avec deux valises et Nathalie en laisse attachée à un poignet, Pierre Jean tenant François par la main et dans l’autre main une petite valise ne payant pas de mine mais où j’avais mis l’argent liquide dont je pouvais disposer et tous les papiers officiels nous concernant. J’avais une entière confiance en Pierre Jean qui m’avait montré à plusieurs reprises ses capacités de jugement et d’adaptation. Nous arrivons à 9 heures comme demandé par les autorités, devant un barrage de rouleaux de barbelés au sommet d’une levée de terre d’un mètre environ ce qui nous empêchait de voir où nous allions.

Dans ce barrage une trouée d’un mètre et demi pour passer de l’autre côté de la levée de terre. Au moment où je vais m’engager après avoir donné mes papiers au militaire de faction un gendarme me fait signe d’arrêter. J’attends donc quelques minutes et je vois arriver un autre gendarme gradé avec une caméra qui me dit de passer, et filme mon passage. Tout cela sans aucune explication. Je suppose que cet individu était content d’engranger des souvenirs et de filmer le fils de Pierre Lagaillarde et sa famille en train de passer à travers les barbelés, ou que des instructions avaient été données directement de Paris comme lors d’un passage de Pierre Jean à l’aéroport d’Alger. Enfin en nous retournant pour dire au revoir à Philippe nous n’avons plus vu personne, la levée de terre jouait son rôle dans les deux sens ce à quoi je n’avais pas pensé.

Il commençait à faire très chaud et nous avions notre unique manteau sur le dos. Je me suis chargée des 4 manteaux en plus des valises et de Nathalie. On nous a dirigés vers une tente ouverte où la chaleur était tout juste supportable et toujours sans rien nous dire de ce qui allait nous arriver. L’angoisse était insupportable, j’avais du mal à respirer tant j’avais l’estomac noué. C’est une sensation que j’ai connue encore pendant de longues années. Après une heure d’attente dans ces conditions très pénibles et toujours sans sièges, sans eau, on nous fait monter dans des bus qui nous amènent près de la passerelle du bateau. Ouf enfin un coin pour poser les valises les manteaux donner à boire aux enfants et voir où nous allions dormir. Dans une cabine de bateau correcte.

Je remonte sur le pont retrouver la jeune femme avec qui j’allais voyager. Nous retrouvons les enfants qui commencent à jouer ensemble quand une violente explosion secoue le bateau. Tous les passagers étaient tétanisés sans pouvoir faire quoi que ce soit seulement attendre ce qui allait se passer. A ce moment nous avons aperçu Philippe et son copain au pied de la passerelle. Ils avaient réussi à passer les barbelés et nous faisaient des signes d’adieu, ce qui nous a un peu rassurées. Après quelques explosions qui s’éloignaient manifestement, nous nous sommes occupées des enfants et du voyage. J’apprendrai plus tard que c’était l’armée française qui faisait éclater des mines dans la passe pour être sûre qu’il n’y avait pas de pièges inconnus.

Le soir nous avons été invitées à la table du capitaine où les enfants se sont très bien comportés et nous avons passé un moment de détente. Je ne sais même plus de quoi nous avons parlé. J’étais dans un monde étranger et hostile que je n’arrivais pas à comprendre, je ne pensais qu’à la protection de mes enfants. On nous annonce qu’il faudrait être prêts à descendre du bateau à Marseille à 8 heures le lendemain matin.

Il a fallu tout organiser pour être dans les délais. Je ne me souviens pas de la nuit, ni comment était la cabine, si il y avait des lits superposée comme je le pense, c’est un trou noir. Le lendemain je me revois dans une file d’attente devant la passerelle. J’ai appris que nous étions 500 passagers dans un bateau qui en transportait habituellement plus de 1000. La jeune femme avec qui j’avais voyagé était attendue par l’oncle de son mari qui habitait Marseille. Je l’ai vu descendre et me faire signe qu’elle m’attendait. Quand est arrivé mon tour de descendre j’ai été appelé dans le bureau du commissaire de bord. Il m’a demandé de payer mon passage. Je lui ai dit que je ne pouvais pas, alors il m’a dit qu’il fallait que j’attende pour savoir si je pouvais descendre ou si je retournais en Algérie.

Me revoilà repartie à côté de la queue des passagers qui descendaient en essayant de comprendre ce qui m’arrivait. J’ai envié ce pigeon qui était accroché sur le dos d’un chien berger tout vieux et tout chenu et qui ne se posait pas de questions. Au bout d’une heure environ, et c’est très long, un monsieur que je ne connaissais pas est monté à bord et est venu me chercher en me disant qu’il était l’oncle du copain de mon mari. J’étais depuis un long, très long moment, la dernière passagère du bateau. J’ai bien cru que je repartais avec mes enfants. Comme les militaires ne manifestaient pas d’opposition j’ai suivi ce monsieur. Installés dans sa voiture il m’a demandé ce que j’avais prévu de faire en arrivant à Marseille.

Il ne me connaissait pas et je pense qu’il n’envisageait pas de prendre en charge une jeune femme avec ses trois enfants alors qu’il s’était organisé pour accueillir sa nièce et ses deux enfants. Pour accueillir deux femmes et cinq enfants il aurait fallu qu’il dispose d’un grand logement ce qui n’était pas le cas Je lui ai expliqué que je n’avais pas pu joindre Jean Lagaillarde dans le Gers chez qui je comptais me rendre avec mes enfants, et que je voulais lui téléphoner de Marseille en attendant le train. Ce monsieur connaissait les horaires de train. Heureusement parce que moi je n’y avais même pas pensé tant j’étais désorientée et complètement perdue. La seule chose à laquelle je pouvais penser c’était protéger mes trois petits et leur trouver un refuge.

Il s’est alors chargé de me véhiculer jusqu’à la gare de me prendre les billets jusqu’à Auch et de m’expliquer comment je devais faire, et puis il m’a aidée à m’installer dans le train qui était déjà là. Il ne m’a pas demandé de lui rembourser le prix des billets de train et moi je n’y ai pas songé. Tout cela s’est passé très vite. J’ai suivi le mouvement, j’avais quelque chose à faire impérativement, je me suis réfugiée dans cette obligation. J’avais devant moi quelques heures de train pour essayer de remettre les pieds sur terre. J’étais dans une action importante, j’étais dans la réalité immédiate. Mais je n’arrivais pas à comprendre ni à structurer le monde où je me trouvais. Cette impression d’être dans un monde inconnu est à la fois étrange et terriblement angoissante quand on a la charge d’enfants.

De Marseille à Toulouse les choses se sont à peu près bien passées. Les passagers étaient aimables et s’amusaient de ces enfants souriants et bien élevés qui ne les gênaient pas. J’étais très inquiète car je n’avais jamais vu la gare de Toulouse et je me demandais comment j’allais faire avec mes valises et mes trois enfants pour descendre du train et trouver le train qui m’amènerait à Auch. Là encore une dame m’a rassurée. Elle connaissait le trajet et m’a dit que je n’aurais qu’à demander à n’importe qui sur le quai, que ce serait facile à trouver. Cependant je n’avais que 20 minutes pour ce changements et à condition que le train dans lequel j’étais n’ait pas de retard. Six heures de train de Marseille à Toulouse où je suis arrivée vers 18 heures. Six heures d’angoisse. Les enfants commençaient à s’agiter. La tension qui me plombait commençait à les inquiéter.

L’arrivée à Toulouse s’est à peu près bien passée, à l’heure, la micheline pour Auch facile à trouver et presque vide. Me voilà repartie pour 2heures et demi de tortillard dans un wagon qui s’est vidé au fur et à mesure que nous nous éloignons de Toulouse. La nuit tombait. Le monde se refermait autour de nous. Après une heure de trajet nous étions seuls dans le wagon. Les enfants ont commencé à se défouler. Ils couraient en tous sens, sautaient partout. J’étais dans une telle tension que j’ai été prise de fou rire incontrôlable, avec des spasmes de l’estomac très douloureux. J’étais incapable de faire obéir ces trois petits déchainés. Je me suis assise et je les ai laissés faire. Arrivés à Auch, il faisait nuit noire, il était presque 9heures.

Enfin j’étais à Auch à la gare où personne ne m’attendait, il faisait nuit. Que faire avec mes trois petits ? J’ai décidé de prendre un taxi qui m’amènerait chez Jean. Il m’accueillerait certainement étant donné les circonstances. Bien qu’il soit tard, il y avait encore un taxi qui attendait des voyageurs. Me voilà donc partie dans un taxi inconnu pour aller à 30 km de là en pleine nuit alors que depuis 8 ans je ne connaissais que le couvre feu, les attentats, les viols. J’espérais que le taxi m’amenait dans la bonne direction. Il fallait que je lui fasse confiance. De toute façon en montant dans son taxi je n’avais plus de choix, j’étais embarquée dans la nuit, incapable d’agir si j’en ressentais le besoin.

La terreur me serrait le cœur. Le taxi m’a amené à bon port, il m’a laissée descendre devant l’entrée de la cour de ferme et il est reparti dès que je lui ai payé mon passage. Reprendre les deux valises, attacher Nathalie à mon poignet comme un petit chien, dire à Pierre-Jean de reprendre la main de son frère et ma petite valise si importante, entrer dans la cour de la ferme, chercher une lumière pour me diriger, non, la nuit noire. Dans cette ferme il n’y avait personne, Jean n’était pas là. Heureusement je me souvenais de l’endroit où habitait le régisseur. Sa femme et lui ont bien voulu m’accueillir et me faire entrer chez Jean où je me suis installée et où Jean m’a trouvée le lendemain matin en rentrant chez lui.

C’est pour moi la pire aventure qui m’est arrivée, qui ma blessée si profondément que je ne peux pas m’en guérir. J’ai été un objet trimballé, bousculé par les circonstances, terrorisée pour moi et mes enfants, agressée sans comprendre pourquoi et littéralement jetée sur le bord du chemin en pleine nuit dans un monde hostile, secourue in extremis par un couple de gens qui me connaissait. Enfin quelque chose de connu et peut être un peu de répit. Il y aura bientôt 60 ans de cela. Les sentiments d’angoisse de peur d’incompréhension de désarroi de solitude sont toujours présents.

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