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CALENTITA

, par  lesamisdegg , popularité : 6%
Cet article provient d'une source externe à NJ sans autorisation mais à titre d'information.

Trois jours de mer sur une balancelle, sous voile tendue, l’avaient amené d’Alicante. Alger était blanche et rose comme une carrière de marbre et de cornaline. Et elle avait encore une bonne allure barbaresque.

L’aventure commençait aux portes de la ville.

Le pays était roux et sans arbre. Mais Manolo Alvarez était .né dans les solitudes tièdes du plateau de Murcie. Le sol aride et le soleil ne l’effrayaient pas.

Il avait la peau aussi brune que celle des Arabes et son parler était guttural comme le leur, mais ils ne se comprenaient pas.

Quand il fallut choisir un métier, il se souvint qu’il avait appris à conduire un attelage dans la vieille estancia familiale. Il fut donc roulier et trima sur la route de Laghouat.

Puis la folie — et le besoin — de construire s’empara des hommes. Alentour de la ville, ils entaillèrent la roche en de larges carrières et la pierre disciplinée, modelée, servit à ériger les carcasses rectilignes de la cite nouvelle.

C’est alors que Manolo, las de rouler sur les routes de poussière, s’installa dans Bab-el-Oued, faubourg où les Espagnols aimaient à vivre. Il eut une longue charrette, quatre lourds chevaux et transporta la pierre des carrières.

Une petite brunette de Mahonnaise lui donna la joie d’un foyer, et des enfants. L’harmonie de sa vie était équilibrée.

Puis, au fil des ans, la douleur remplaça la joie et il se retrouva, un jour, tout seul, comme quand il avait débarqué, mais sans force de jeunesse, bras faibles et jambes fléchissantes.

Pourtant, il fallait vivre encore et, pour vivre, travailler.

Alors il se rappela la place du village et la petite vieille noire et ratatinée qui vendait un gâteau tiède : calentita — ça veut dire chaud. C’était fait avec de la farine de pois-chiches, du sel, de l’eau et de l’huile, mais ça calmait la faim des gamins de quinze ans qui venaient de mimer une corrida ou de jouer aux chasseurs d’aigles.

Il fabriqua de la calentita.

Très tôt, dans l’incertaine lumière de l’aube, il pétrit la blanche pâte qu’il fait dorer au four, puis, par les rues où les travailleurs mettent un courant rapide, il va.

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Manolo , marchand de calentita

De son couteau il tape sur le zinc du plateau. tac, tac, tac., et crie : « Calentita ! calentita ! »

— Donne deux sous.

— Donne cinq sous.

Le couteau coupe, coupe, de longues languettes de pâte chaude que les langues tièdes des gamins savourent en clappant de satisfaction.

Il a comme clients les yaouleds, les cireurs, les pêcheurs, les débardeurs et les enfants qui vont au lycée, tous gens qui ont dents longues et ventre toujours creux.

Quand il est las de rouler lentement par les rues, il va s’installer près de Djemaa-Djedid, la blanche mosquée aux coupoles.

Là, il ne travaille plus, il bavarde. Il bavarde avec « les pays , les patouèt’ » : un vieux cocher perclus de rhumatismes et qui ne conduit plus, un marchand de poissons au ventre vaste cerclé d’une chaîne d’or bien massive qui confirme son assurance de rentier, un ancien terrassier aussi noir et ridé qu’un pruneau, qui a les articulations des mains grosses comme des noix à force de travail , un coiffeur trop parfumé , blême des joues, le poil luisant de cosmétique, et d’autres encore…

Ils sont tous venus de la côte d’Espagne si voisine. La réussite a été différente, mais il n’y a, chez eux, ni rancœur ni orgueil, et les mots qui sont sur leurs lèvres quand ils parlent de « là-bas » disent la même émotion.

Alors, Manolo n’est plus marchand ; il est un puits aux souvenirs d’où il tire des évocations qui le rajeunissent, et les autres aussi.

Et les gamins connaissent l’heure propice, Ils viennent d’un pas leste, ils disent :

« Donne deux sous. », et, saisissant le couteau, ils coupent une languette de pâte de quatre sous au moins et ils partent rapides, heureux.

Manolo laisse faire. Il ne voit pas tant le parle, ou, s’il voit, il pense : « Calentita ! Prenez, gamins ; coupez, gamins ; faites-vous du plaisir pour If palais comme je l’ai fait quand j’étais jeune.

Calentita ! calentita ! Mon cœur est plus chaud que le gâteau que vous emportez parce que la joie est en moi de savoir me souvenir. »

A.-L. BREUGNOT 10 1935

(Dessin inédit de Charles Brouty)

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