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Au Caire, de la survie en milieu urbain

, par  Dalia Chams , popularité : 4%
Cet article provient d'une source externe à NJ sans autorisation mais à titre d'information.
Article publié mi décembre 2022
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19 B, le nouveau long métrage du réalisateur égyptien Ahmad Abdalla, seul film égyptien en compétition au Festival international du film du Caire, a reçu le prix de la meilleure fiction arabe. Il met en scène des personnages antagonistes livrés à eux-mêmes dans une maison en ruine d’une banlieue résidentielle du Caire, et explore subtilement les thématiques de la vieillesse et de la survie en milieu urbain.

Il boit un verre d’alcool bon marché le soir, dans le jardin en friche de la villa dont il est le gardien depuis plus de 50 ans. Les vieilles chansons, diffusées par la radio, lui tiennent compagnie, propageant un air de tranquillité et de sérénité. Le concierge de cette ancienne demeure d’Héliopolis1, campé brillamment par Sayed Ragab, n’aime pas sortir de son cocon. Il se sent bien protégé des coups de la vie derrière les murs de cette résidence laissée à l’abandon, après l’émigration des propriétaires au Canada. Une voisine l’aide à nourrir gratuitement plusieurs chiens et chats de rue et à leur trouver des familles d’adoption.

Cette maison vide et délabrée est doucement rongée par le temps. Loin d’être un simple décor, elle fait partie intégrante du récit. Les souvenirs y règnent, et leur présence est rendue plus réelle par la musique qui s’associe à la dramaturgie, contribue à répandre une certaine ambiance. Avec le décor naturel des lieux, elle définit le style du film, son rythme, et caractérise les protagonistes qui évoluent sur scène.

C’est elle qui donne le ton de l’arrivée d’un autre personnage principal, dont on devine qu’il est venu troubler l’ordre établi. Répondant au prénom de Nasr et interprété par Ahmed Khaled Saleh, c’est un jeune qui s’occupe d’aider les gens du voisinage à garer leurs voitures dans la rue, en face de la villa, à défaut de parcs de stationnement. Un métier qu’il s’est inventé, comme tant d’autres dans la mégalopole surpeuplée. Son père ayant travaillé comme portier dans le coin, Nasr est familier du quartier. « Les chiens errants que vous abritez ne sont pas meilleurs que nous ! », lance-t-il, réclamant son « droit » de profiter, lui aussi, de la villa désertée que le vieux gardien a transformée en refuge pour animaux.

Un peu de soi

Nasr décide alors de squatter en partie l’ancienne maison, en y dormant la nuit et en s’en servant avec sa bande de copains comme dépôt pour leur marchandise de contrebande. Le vieux gardien craint le « bagarreur costaud » qui menace de le dénoncer auprès des autorités pour vol d’électricité. Il déteste sa présence, cherche sournoisement à le faire partir, mais toutes ses astuces sont vouées à l’échec.

Leur cohabitation difficile, voire quasi impossible, est traduite à merveille dans leurs échanges de regards et par le biais de la musique. Les vieilles chansons d’Oum Kalthoum et de Mohamed Abdel-Mottaleb2 qui peuplent les soirées du vieux concierge sont en dissonance avec les tempos des variétés électro-populaires (les mahraganet) à la mode, qu’écoutent Nasr et ses amis. Elles annoncent le conflit qui enfle jusqu’à la fin tragique, bien que le réalisateur affirme qu’il ne voulait pas tout à fait que les deux genres de musique tranchent grossièrement. Car à la suite d’une querelle avec le gardien, le jeune homme dégourdi sera mystérieusement assommé à coups de pierres, et enterré en silence dans la maison en ruine.

En travaillant sur le scénario pendant le confinement, je me suis posé la question : cette fin était-elle inéluctable ? Ou bien les deux personnages pouvaient-ils réussir une éventuelle cohabitation ? Je me suis inspiré d’un concierge que je croisais souvent, qui était tout le temps entouré de chiens et de chats, devant son palier. Et puis, en tissant son histoire, j’ai découvert que j’écrivais aussi sur moi-même, sur l’isolation, la vieillesse…

confesse le réalisateur Ahmad Abdalla, lors de la projection-débat de 19 B3, son sixième long métrage, durant le festival international du film du Caire (26 novembre-10 décembre 2022).

Victime et bourreau à son insu

Né au Caire en 1979 et ayant fait des études en pédagogie musicale, Ahmad Abdalla est parfaitement conscient qu’il réside dans une ville sonore, où il y a toujours une radio allumée quelque part, un juke-box qui joue de l’autre côté de la rue. Il parvient dans ses films à recréer cette ambiance, à rendre compte des bruits ininterrompus de la cité, la musique que l’on entend constamment, venant des appartements, des voitures, des boutiques…

Dans 19 B, le vieux gardien ne supporte pas les rythmes haletants résultant de ce « voisinage forcé », et se couche à la belle étoile, devant la porte de la villa. Le jeune intrus fait alors son mea culpa : « Je ne veux pas vous expulser de chez vous ! », dit-il, exprimant sa détresse, en se mettant à nu devant la caméra. Nasr est ainsi à la fois victime et bourreau. Il l’est devenu à son insu, comme bien d’autres habitants de cette ville où l’on est livré à son sort, et où la survie est un combat quotidien. Et si les choses finissent par s’arranger tant bien que mal, c’est toujours « sans que personne ne s’en aperçoive ; on passe toujours inaperçus », constate naturellement l’un des personnages secondaires.

La lumière guide le regard du spectateur en hiérarchisant les images, dévoilant les subtilités. Comme le visage du vieux gardien que l’on scrute parfois dans ses moindres détails, dont on découvre la structure, les expressions, les mimiques.

Le comédien sexagénaire Sayed Ragab qui incarne le personnage crève l’écran, magnifié par le regard du directeur de la photographie Mostafa El-Kachef. Ce dernier a reçu une mention spéciale pour l’éclairage, tant il parvient à restituer les émotions les plus latentes, intériorisées par les interprètes. La construction d’un noir lugubre et inquiétant, lors des face-à-face entre les deux protagonistes pendant les périodes de coupures d’électricité, est enjolivée par la présence de multiples points de lumière.

Ahmad Abdalla a choisi de raconter en filigrane, d’évoquer des sentiments et des images tout en retenue, au lieu de les révéler aux yeux des spectateurs. « J’aime bien les histoires et les caractères mi-figue mi-raisin, les choses à moitié dites », a précisé le réalisateur, en réponse aux différentes interprétations sociopolitiques du film, où chacun peut trouver son compte. Une scène peut être dans la suggestion sans rien perdre de son éloquence.

#

Ahmad Abdalla

19 B

Égypte, 2022

95 minutes

Prix de la critique, de la meilleure contribution artistique et du meilleur film arabe au 44e Cairo International Film Festival

1Banlieue résidentielle au nord-est du Caire.

2Chanteur égyptien célèbre, 1910 – 1980.

3Le titre du film est emprunté à l’adresse de la villa.

Voir en ligne : https://orientxxi.info/lu-vu-entend...