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MERGUEZ

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devanture de "la saucisse à Michel"

devanture de « la saucisse à Michel »

« La saucisse à Michel »

 Lorsque je pénétrai dans ce petit café de l’avenue de la Bouzaréah, la salle était pleine de fumée et de bruit. Autour des tables, ornées d’un tapis poisseux, de verres multicolores, de jetons et de cartes, il y avait les clients habituels jouant à la manille, à la belotte ou au jacquet. En me voyant venir les surprendre avec un photographe, ils jetèrent, sur mon humble personne, des regards hostiles. Quel était donc cet intrus qui osait troubler leur quiétude par sa présence inopinée et insolite ? L’intrus était un journaliste à l’affût de l’actualité. Les habitués des petits commerçants du quartier, des retraités, des employés de bureau, des ouvriers dont le seul plaisir, sur la terre, semblait d’attendre, devant un apéritif, en jouant à quelque chose, l’heure du fricot qui mijote sous la surveillance de la « bourgeoise ».

Or, tandis que les dents de l’horloge grignotaient l’heure déjà entamée, pendant que les joueurs coupaient du manillon d’atout, abattaient une tierce à la dame, jetaient à la volée les dés du  « tchictchic », certains d’entre eux lançaient à haute voix cet appel imprévu : « Ali , six merguez bien « fadées ».

Merguez ! Quèsaco ?… Intrigué par ce genre d’annonce inusitée aux cartes, j’allai interviewer aussitôt le patron de l’estaminet. Accoudé sur le zinc astiqué du comptoir, la face illuminée d’un sourire commercial, le maître de céans voulut bien contenter ma curiosité sans se faire prier :

— Monsieur est sans doute un touriste, car tous les Algériens connaissent et de longtemps la saucisse à Michel. Avec les brochettes, il n’y a rien de tel pour vous altérer le gosier et vous donner envie d’absorber coup sur coup trois ballons d’anisette.

 Les Merguez ? Ce sont tout bonnement de petites saucisses cachirs que fabriquent certains bouchers israélites avec des boyaux salés de mouton, de la viande de bœuf assaisonnée d’épices et que nous rôtissons en un tournemain sur des braises ardentes. Il suffit d’en manger une fois pour ne plus pouvoir se passer de cette friandise algérienne.

Là-dessus, me faisant les honneurs de son grill-room, représenté en l’occurrence par un réchaud à charbon, le patron me présenta Ali ben Youssef, son chef de cuisine. Ce maître es-grillades est un vieux de la vieille. Tandis que d’autres musulmans sont joueurs de raïta, charmeurs de serpents, poètes et nomades, marchands de zlabias et de beignets, lui s’est spécialisé dans la cuisson des saucisses et aussi des brochettes. A ce qu’il affirme, cela lui a même valu de voir récompenser officiellement sa constance louable, car notre baïlik l’a décoré de la médaille du travail. En 1898, il débuta dans sa profession au passage Sarlande. C’est là que son vénéré maître Moïse Tayeb l’initia aux secrets du paillasson qui avive les braises du Kànoun, au retournement des brochettes, des saucisses et des carrés de foie, à la confection dés hâtelles en roseau. C’est lui encore qui lui enseigna l’art de doser ce mélange de poivre noir et de kemôun pilé que le client saisit dans une assiette entre le pouce et l’index pour saupoudrer le met dont il va se pourlécher les badigoinces.

Mis en confiance par quelques compliments de circonstance, l’offre d’une limonade, Ali a daigné me faire, des confidences que j’entends révéler aux lecteurs de « L’Afrique du Nord Illustrée ». Jadis ces amuse-gueules algériens ne se trouvaient qu’au bazar Mantout et place de Chartres. Le premier qui lança les merguez à Alger, fut un nommé Bacri. Aidé de son beau-frère, il acquit rapidement une renommée nord-africaine avec ses brochettes garnies de deux morceaux de cœur et de deux morceaux de faux-filet de bœuf. Il cuisait aussi des tranches de foie, des merguez délicieuses que l’on arrosait de mahia cachir. Le tout se vendait un sou pièce tandis que maintenant, avec la vie chère, la brochette et le foie grillé coûtent 0 fr 30, là saucisse rôtie 0 fr 40. Ce Bacri qui pourtant ne passa pas à la postérité, était paraît-il un malin. Nul mieux que lui ne savait « mettre en boîte » les bouchers de la place de Chartres. Pour m’en donner la preuve, Ali me rappela un tour de ce roublard. Après avoir choisi six cœurs de bœufs, notre homme se mit à jeter les hauts cris quand on lui en fixa le prix. Puis se ravisant, Bacri demanda au vendeur :

— Et après-demain combien vaudront-ils ? — Après-demain ? Ils ne vaudront plus rien, car ils seront pourris. — Bien. Alors je reviendrai après-demain.

A l’heure actuelle, Alger compte trois fabricants de merguez : Ben Simon, Lévy et Joseph Miraï le tunisien. De l’avis d’Ali, qui doit s’y connaître, la composition actuelle de la saucisse cachir rappelle un peu celle du fameux pâté de lièvre et de cheval. Dans la pâte de viande on met du cou et des basses-côtes en quantité industrielle pour un soupçon de faux-filet de bœuf et, quelques fois aussi, des œufs de… mouches à vers. Cela n’empêche pas les amateurs d’en consommer passablement, puisqu’un seul fournisseur de l’avenue du Frais-Vallon fabrique de 1.500 à 1.800 merguez par jour. Au point de vue écoulement, c’est le bar André, situé rue Juba, qui bat tous les records. Les consommateurs se recrutent principalement chez des Israélites et les Arabes de condition modeste, pourtant les chrétiens ne dédaignent pas ces hors-d’œuvre épicés au poivre de Cayenne. Certains soirs, car c’est entre dix-sept et vingt et une heures que le grill-room des bars spécialisés est en pleine activité, on voit arriver des autos d’où descendent des messieurs, de belles dames en quête de pittoresque. Minaudant et retroussant leurs lèvres saignantes dé carmin, les jolies femmes dégustent à belles dents ces friandises culinaires.

Avant de le quitter, comme je réclamais à Ali ben Youssef un dernier souvenir, il me confia cette histoire : Quelques années après la guerre, j’ai servi trois hommes affamés. Ils avaient fait le pari de manger des brochettes, des saucisses, du pain, le tout arrosé de vin rouge. Le premier rassasié payerait le total de la consommation. Longtemps je leur ai apporté des assiettes garnies, longtemps ils ont mangé comme des ogres et je me demandais si j’arriverais, à calmer des appétits pareils, quand l’un des trois convives manquant de s’étouffer, s’est arrêté. Il avait la figure rouge comme une tomate et des yeux comme un caméléon. A ce moment, j’ai fait le compte, il atteignait 84 fr 50. Après s’être fait prié, le vaincu a payé. Depuis je ne l’ai plus jamais revu. Peut-être, ajoute Ali qui, en bon oriental, est un pince sans rire, est-il crevé d’indigestion.

 Pour conclure, je signale à ceux qui voudraient apprécier les merguez et autres spécialités du même genre, qu’ils en trouveront sans peine dans presque toutes nos villes algériennes.

 Jean Darbois, 1933

Voir en ligne : http://lesamisdalgerianie.unblog.fr...