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Déconstruire la russophobie [2/2]

, par  Diane , popularité : 4%
Cet article provient d'une source externe à NJ sans autorisation mais à titre d'information.

« La russophobie est faite d’ignorance, d’absence de scepticisme et de raisonnement, d’orgueil, d’hypocrisie, de condescendance et de grossièreté, au service du complexe militaro-industriel et de l’OTAN. » – Catherine Brown


Par Catherine Brown – Le 17 juin 2016 – Source Russia Insider

Pourtant, il n’y a pas de camp comme Guantánamo en Russie

Il en va des droits humains en général comme des droits des homosexuels. La Russie est tenue à des normes plus élevées que des pays comme le Bahreïn et la Chine, mais aussi les États-Unis. Sur la base de la couverture médiatique occidentale, on pourrait penser que la situation des droits humains en Russie est pire que celle des États-Unis, et au moins aussi mauvaise que celle de la Chine – ces deux idées sont grotesques.

Comparons la Russie et les États-Unis (la Chine étant évidemment bien pire que ces deux pays). Les États-Unis comptent environ 730 prisonniers pour 100 000 habitants, la Russie 598. Les États-Unis appliquent la peine de mort, exécutent des mineurs et donnent à leur président le pouvoir d’enlever, de torturer et de tuer des citoyens américains et étrangers sans procès. Les Russes ne font rien de tout ça. Le gouvernement des États-Unis a significativement restreint les libertés civiles des Américains avec le Patriot Act, il espionne largement les activités de presse de ses propres citoyens et de ceux d’autres pays, et détient des centaines de personnes sans jugement dans un réseau international de prisons secrètes. Les libertés civiles des Russes sont actuellement plus fortement protégées par la loi que celles des Américains : il n’y a aucune preuve ou indication que la Russie enlève des individus à l’étranger ou délocalise la torture, ni qu’elle gère un camp de torture ressemblant à Guantánamo Bay, ni que l’espionnage des citoyens russes par le FSB atteigne les dimensions de l’espionnage par la NSA des Américains, sans parler des étrangers. À cet égard – l’étendue de l’espionnage sur leurs propres citoyens – la Russie et les États-Unis ont échangé leur place depuis la fin de l’Union soviétique.

Alors que la tendance du droit étasunien au cours des quinze dernières années a été de réduire les libertés civiles, en Russie la culture juridique devient progressivement plus humaine et plus libérale. La Russie fait des procès, dans des délais raisonnables, à des personnes soupçonnées de terrorisme islamiste qu’elle a capturé et ne leur refuse pas l’habeas corpus. La culture populaire américaine (y compris des films comme Zero Dark Thirty) reconnaît que l’Amérique a pratiqué la torture et suggère que c’était peut-être justifié d’agir ainsi. La culture populaire de la Russie ne cautionne pas la pratique de la torture. Le contraste dans le traitement, par les Occidentaux, de la Russie et des États-Unis, par rapport aux droits humains, est devenu clair lorsque Amnesty International a lancé en 2012 une campagne prioritaire en soutien aux Pussy Riot, dont elle avait qualifié les membres de prisonnières d’opinion, sans organiser une campagne de soutien en faveur de Bradley – aujourd’hui Chelsea – Manning, qu’elle ne qualifiait pas (et ne qualifie toujours pas) de prisonnier d’opinion. Les membres des Pussy Riot avaient été condamnés à deux ans de prison, comme je l’ai dit, pour le délit commis. À cette époque, Bradley était soumis à des traitements cruels, inhumains et dégradants, avant d’être jugé pour un délit quelconque. Cela a conféré une apparence déplorable de partialité politique aux décisions d’Amnesty, impliquant que l’organisation considérait les traitements humains et légaux infligés aux critiques de Poutine comme une violation plus urgente et flagrante des droits humains, que la torture avant jugement d’un dénonciateur de la torture américaine.

Sur la question des doubles standards, examinons aussi les conseils que donne l’Amérique à la Russie. Pendant les manifestations sur la place Maïdan à Kiev, vous vous souvenez peut-être de Kerry exhortant Ianoukovitch à faire preuve de retenue à l’égard des manifestants. Ce dernier a montré tellement de retenue qu’il a quitté la ville, plutôt que d’ordonner à sa police de défendre sa présidence par la force, comme si elle était capable de le faire. Pouvez-vous imaginer un président américain poussé à fuir par de violentes manifestations de rue à Washington ? À Washington, les manifestations de Maïdan n’auraient pas duré deux jours. Si vous dégainez une arme létale en présence d’un officier de police, vous pouvez être abattu légalement. À Kiev, 20 policiers environ ont été tués. On peut imaginer la réaction méprisante et indignée si c’était Poutine, par exemple, qui exhortait Obama à se montrer modéré face à des manifestations violentes, au point de se laisser lui-même renverser.

Il va sans dire que les dictateurs avec lesquels la Russie a d’assez bonnes relations – en Syrie, en Corée du Nord et à Cuba – sont dénoncés par l’Occident, alors que non seulement ce dernier ne dénonce pas les dictateurs avec lesquels il entretient de bonnes relations – l’Arabie saoudite, le Bahreïn, le Qatar, l’Ouzbékistan, le Honduras, la Thaïlande et l’Égypte – mais la Russie ne les dénonce pas non plus. Dans l’ensemble, non seulement l’Occident ne pratique pas ce qu’il prêche à la Russie, mais il prêche ce que la Russie ne fait pas – et bien que je n’aie pas d’objection de principe au prêche, je suis une Lawrencienne, Dieu merci et je m’oppose à la prédication des hypocrites.

Une chose qui nous aide inconsciemment à appliquer les normes de manière incohérente est notre usage de la langue. Les manifestants à Maïdan étaient des manifestants ; à Slaviansk, Kramatorsk, c’étaient des rebelles. Le gouvernement de Poutine est fréquemment dénommé régime, et donc assimilé à une dictature, alors que la Russie, comme les États-Unis, sont des démocraties imparfaites. Mais Poutine personnellement a un taux d’approbation plus élevé de 20% qu’Obama et au moins 25% de plus que Cameron. Mais un mot en particulier est abusif dans le contexte russe, celui de libéral. Bon, c’est un mot notoirement protéiforme, mais il semble y avoir accord sur sa connotation dans un contexte russe, où il est généralement admis qu’il signifie « promouvant les valeurs occidentales en termes de liberté individuelle, d’égalité, de démocratie et d’État de droit ». Lorsque l’on considère les politiques des politiciens et commentateurs décrits comme libéraux, cependant, on part de l’idée que cela signifie « promouvoir les politiques étrangères et économiques alignées sur les intérêts occidentaux, quelles que soient les autres opinions (éventuellement anti-libérales) défendues ».

Par exemple, Alexei Navalny, fréquemment décrit comme un dirigeant d’opposition libéral, défend des opinions que la plupart des libéraux occidentaux qualifieraient de racistes. Depuis que la plupart des Russes ne veulent pas que la Russie se conforme aux intérêts géopolitiques ou économiques de l’OTAN à leurs dépens, et depuis que le capitalisme occidental est diminué à leur yeux parce qu’ils l’associent aux années 1990 (une période dont l’Occident n’a jamais suffisamment admis qu’elle a été une catastrophe) , ceux qu’on appelle les libéraux représentent une assez faible proportion du vote populaire. Pourtant, le récit russophobe confond libéral avec démocratique. Le fait que la politique de Poutine ait beaucoup plus d’attrait que celle des soi-disant libéraux ne fait pas de Poutine un anti-démocrate, et ceux qui s’opposent à un Poutine démocratiquement élu ne sont pas des pro-démocratie par leur seule vertu.

Entre Russie menaçante et Russie faible

La russophobie, comme le décrit L’Orientalisme d’Edward Saïd, repose donc sur des contradictions, et en crée. D’une part, elle construit un ennemi agressif et qui doit être craint, qui menace ses voisins comme l’Ukraine et la Géorgie. D’autre part, elle crée un ennemi dérisoire dont l’économie est fragile parce que tributaire du pétrole – un point beaucoup moins souvent évoqué à propos d’alliés beaucoup plus fortement dépendants du pétrole, comme l’Arabie Saoudite.

Tant l’agression de la Russie que sa faiblesse sont exagérées – c’est-à-dire que le désir (pour des raisons sur lesquelles je reviendrai plus bas) de construire un ennemi produit une image (et dans une moindre mesure, une réalité) ensuite effectivement crainte, dont la puissance doit être comprise. Depuis 1989, lorsqu’elle s’est retirée d’Afghanistan, la Russie n’a envoyé ses troupes qu’en Géorgie et cela, pour soutenir les habitants d’une enclave semi-autonome où les troupes géorgiennes avaient pénétré en violation des traités internationaux. En fait, elle ne menace personne.

Mais la sous-estimation de sa puissance est tout aussi frappante. Parlant avec des hommes d’affaires travaillant en Russie – russes et étrangers – il m’est devenu clair que la Russie est économiquement extrêmement et diversement productive, elle évite beaucoup des pièges de l’endettement et un système bancaire bidon qui nuit à notre économie. L’Oréal, Danone, Peugeot et Renault font tous d’immenses profits en Russie. Loin d’être totalement tributaire des exportations de pétrole, la Russie produit tout une gamme de biens manufacturés, dont de l’acier, des produits chimiques, pharmaceutiques, des vêtements, des bateaux, des machines-outils, des avions, des aliments transformés, du mobilier, des ordinateurs, des tracteurs, des appareils optiques, des véhicules commerciaux et des téléphones mobiles. Elle a une grande industrie de la construction et dans des secteurs comme l’ingénierie nucléaire et la technologie spatiale, elle est l’un des leaders mondiaux. On y pense peut-être peu en Occident, parce ce sont des biens d’équipement, pas de consommation, et qu’on ne les trouve par conséquent pas dans les magasins occidentaux. L’impôt sur le revenu est fixé à 13%, d’une manière qui encourage actuellement la croissance économique (bien que ce soit, je suppose, une mesure temporaire avant de le remplacer par un impôt progressif plus socialiste). Le taux d’intérêt sur les comptes courants est de 10% environ. Les sanctions ont fait des dégâts, mais elles ont aussi amené plus d’investissement intérieur. Et le récit de la faiblesse russe est aussi alimenté par l’ignorance de ses relations avec le reste du monde, au-delà de l’Occident. Les liens entre la Russie et la Chine se renforcent, ainsi que des relations chaleureuses entre 
la Russie et la plupart des pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique du Sud y compris la Chine, le Japon, l’Inde, le Pakistan, Israël et la Palestine.

Lorsque j’ai assisté à une rencontre d’hommes d’affaires débattant des réponses aux sanctions, à Moscou en avril dernier, il s’y disait que les ambassadeurs qui avaient décidé d’y assister – du moins ceux que j’ai rencontrés – venaient d’Afrique du Sud, du Mexique, du Pérou, du Bénin, d’Indonésie et de Malaisie. Pas un ne venait de l’Ouest, et c’est vraiment une métaphore du fait que l’Occident n’est pas un témoin, ne sait rien et ne veut rien savoir des bonnes relations qu’entretient la Russie avec le reste du monde.

Mais il y a de nombreux facteurs qui favorisent la construction et la persistance de la russophobie.

L’un des premiers, et le plus évident, est le contact limité avec le pays lui-même. À partir du XVIe siècle, lorsque les Européens de l’Ouest ont commencé à voyager en Russie en grand nombre, il a été observé, à juste titre, qu’il est difficile de se rendre en Russie, d’y voyager et que ses exigences par rapport aux passeports la rendent onéreuse. La politique du prêté pour un rendu en matière de visa signifie qu’il n’est pas facile de faire un saut à Saint-Pétersbourg pour une escapade rapide dans la ville – en effet, il y a très peu de vols directs entre Londres, la plaque tournante mondiale des transports aériens, et la deuxième plus grande ville du plus grand pays du monde – ce qui est extraordinaire, si on pense à tous les autres endroits où vous pouvez avoir des vols directs plus fréquents depuis Londres. Contact limité avec la Russie et apprentissage limité de sa langue, signifient capacité limitée de vérifier la validité de l’image de la Russie restituée par les médias. Cette image est elle-même en partie une construction de journalistes, qui savent eux-mêmes très peu de choses du pays et qui se copient les uns les autres. Mais c’est aussi la construction de correspondants étrangers locaux comme Luke Harding du Guardian et Ed Lucas de The Economist qui, selon moi, tombent dans la catégorie des gens qui peuvent vivre dans un pays alors qu’ils le méprisent, et le dénigrer, exactement comme il y a des gens qui peuvent vivre dans un pays, l’aimer, et le dénaturer dans un sens positif.

Une caractéristique favorisant la répétition des opinions entre journalistes résidents et autres, est le revers d’un phénomène que j’ai découvert parmi des gens qui ne sont pas d’accord entre eux. À Moscou, mes amis qui approuvent Poutine incluent des Russes, des Américains, un Finlandais et un Français. Ils travaillent en Russie comme journalistes, entrepreneurs et juristes. Leurs opinions politiques vont du conservateur au quasi communiste, en passant par les écologistes. Mais tous en sont venus, par différentes voies et à partir de leurs propres perspectives, à admirer Poutine, dont la politique ne peut pas facilement être décrite en termes d’analyse traditionnelle gauche-droite. Le revers de la médaille est qu’il peut être critiqué à partir de tous les points de vue, si bien que ce que nous avons est une rare unité dans la russophobie britannique entre la presse de gauche et de droite, et en fait les journaux de qualité et les tabloïds.

Une Russie inapte à la démocratie ?

Une autre caractéristique favorisant la russophobie est que son image de la Russie entre en résonance avec des images beaucoup plus anciennes de la Russie en Occident – surtout autocratiques. La principale période de contacts entre l’Europe de l’Ouest et la Russie a été caractérisée par une disparité croissante entre les niveaux de démocratie à l’Ouest et à l’Est ; c’est resté vrai jusqu’à relativement récemment. Les affirmations que Poutine est un autocrate s’inscrivent dans un récit primordial sur une Russie qui serait inapte à la démocratie : il y a seulement deux problèmes. Le premier, c’est que le primordialisme est aujourd’hui largement discrédité en science politique comme du racisme, et pour des raisons semblables (voyez le succès de l’ouvrage de Martin Sixsmith en 2011, Russia : A Thousand Years of the Wild East). Deuxièmement, Poutine n’est pas autocratique. Le récit du retour à l’autocratie, après les années Eltsine relativement démocratiques, est particulièrement absurde étant donné qu’en 1993, Eltsine a interdit les médias d’information et a envoyé des chars sur la Maison Blanche, le Parlement russe, pour le dissoudre car il s’opposait à sa politique économique profondément impopulaire. Au cours des jours qui ont suivi, on a estimé qu’entre 187 et 200 personnes ont été tuées. Poutine n’a jamais fait quoi que ce soit de vaguement similaire, mais il est évidemment possible d’interpréter faussement quelqu’un dont la politique est largement soutenue – au sein et hors du Parlement – et de le voir comme un dictateur qui ne tolère aucune opposition.

Il faut dire, cependant, que la Russie elle-même a été un foyer important de la pensée primordialiste, principalement à son propos. Qu’est-ce que l’idée de la russkaïa dusha, ou âme russe, sinon un argument selon lequel la Russie est a) particulière et b) immuable par essence ? Le discours sur l’âme russe est compliqué (vous trouverez mon article à ce sujet ici), mais une partie de ce discours défend l’idée que le peuple russe est assujetti et souffre depuis longtemps. Et cette idée reçoit beaucoup de renfort de la part de Tolstoï et Dostoïevski. Ce n’est cependant pas la seule description primordialiste existante. L’eurasisme a rivalisé avec le slavophilisme, et tous deux avec l’occidentalisme – les occidentalistes soutenant, évidemment, que la Russie pouvait rattraper l’Occident, et le rattraperait. Néanmoins, la Russie de tous les pays, dans sa littérature et sa philosophie, a considérablement encouragé la pensée primordialiste sur elle-même.

J’ai mentionné l’homologie entre le primordialisme et le racisme – et je voudrais dire qu’il y a une dimension raciale dans la russophobie ou dans ce que j’ai parfois appelé le russisme. Là encore, il opère de manière contradictoire. D’un côté, les Russes sont censés favoriser l’autocratie et la soumission. De l’autre, on attend des Russes qu’ils se comportent exactement comme des Européens occidentaux, malgré les circonstances profondément différentes de leur histoire. Je suis sûre qu’une des raisons en est que les Russes européens ressemblent presque exactement aux Européens occidentaux, ce qui n’est pas le cas des Chinois ou des Turcs, par exemple. Dans la mesure où il y a très peu de différence dans la pigmentation due à la mélanine, dans la couleur des yeux et la structure du visage, une petite différence de comportement politique est tolérée – et là où elle se produit, elle est essentialisée en réaction.

Poutine joue avec l’Occident, mais il est réglo

L’espion héros d’une série soviétique qui a influencé le jeune Poutine

Poutine lui-même a été diabolisé avec beaucoup de succès. Son passé au KGB est fréquemment invoqué d’une manière qui occulte le fait que le KGB était un choix de carrière normal pour les jeunes Soviétiques ambitieux lorsqu’il l’a décidé. Je pourrais mentionner le fait qu’il cite l’influence de Maxime Isaev [personnage littéraire créé par l’écrivain soviétique Julian Semenov, NdT] sur son désir de rejoindre le KGB. Isaev est le héros de la mini-série soviétique culte de 1972, Dix-sept instants du printemps – la réponse soviétique à James Bond. Isaev est un espion russe qui prétend être un Obergruppenführer [un général SS, NdT] à Berlin à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il est brave, cultivé, intelligent, miséricordieux et d’une intégrité totale – un héros soviétique qui protège la Russie de l’Allemagne et l’Allemagne d’elle-même, d’un genre que des jeunes gens comme Poutine aspiraient à devenir. C’est vrai, nous le savons, l’espionnage n’est pas ce qu’il est dans les films. Mais à notre époque post-révélations de Snowden, il est des plus étranges de continuer à déplorer que quelqu’un ait espionné les citoyens d’un autre pays et d’utiliser cela comme loupe pour interpréter négativement tous ses actes ultérieurs. [On oublie aussi facilement que le président George H. W. Bush (le papa) a été directeur de la CIA, NdT]

En se présentant lui-même comme un macho, Poutine ne se rend pas service en Occident. Mais je pense que les Russes n’ont pas besoin d’accorder plus d’attention à notre mépris généralisé pour cette image, que les Britanniques n’en accordent aux Américains, dont l’impression générale est que tous les Britanniques sont homosexuels. La raison en est que le comportement masculin normal ici [en Grande-Bretagne] est à divers égards plus doux et moins musclé, littéralement et métaphoriquement, que ce qui est la norme en Amérique du Nord. En Russie, la démonstration par Poutine de sa virilité est beaucoup plus acceptable qu’elle ne l’est ici et ce d’autant plus qu’elle contraste avec la série de gérontocrates qui ont dirigé l’Union soviétique, et avec l’embarrassant gros buveur qu’était Eltsine. Il faut aussi souligner que ce n’est pas seulement pour ses qualités personnelles de macho qu’il est admiré ; il est aussi admiré pour sa vie saine, contrairement à Eltsine et à beaucoup d’hommes dans le pays pendant la période de ce dernier au pouvoir, et il est extrêmement cultivé – il parle russe sans faire de fautes de grammaire, de nouveau contrairement à Eltsine.

Mais son auto-projection est catégoriquement dirigée vers le peuple russe plutôt que vers le reste du monde, et cela correspond avec le fait que Poutine n’essaie pas de courtiser l’Occident – il joue avec eux mais il est réglo. Quelque chose d’un mépris communiste pour la publicité apparaît dans son manque d’intérêt pour les effets, tant pour lui que pour son pays, lorsqu’il vient en Occident. C’était la raison pour laquelle la Géorgie a eu la meilleure presse lors du conflit avec la Russie, d’une manière dont même Martin Sixsmith admet qu’elle était biaisée de la part de la BBC. Saakachvili, qui a fait ses études à Columbia, était préparé à faire des relations publiques, ce dont Medvedev était incapable. Un contraste différent avec la Russie est fourni par la Chine, qui répond très vertement, voire agressivement, aux critiques publiques. Elle bénéficie de l’opprobre déversé sur la Russie, puisque cela détourne l’attention d’elle, qui est la menace la plus crédible aux intérêts occidentaux. La Russie, d’autre part, ne fait à peu près rien pour attaquer de front la russophobie. Personne ne m’a envoyée ici pour écrire ce que vous lisez maintenant.

J’ajouterai encore une raison à la russophobie. En Russie, la défiance des médias remonte loin dans le temps, au début du XIXe siècle – et avec une très bonne raison. L’attitude par défaut des Russes, encore aujourd’hui, est le scepticisme et le cynisme. Ils votent peut-être pour Poutine parce qu’ils l’aiment ou aiment sa politique, mais cela ne les rend pas confiants dans ce qu’ils lisent et il y a encore beaucoup d’insécurité à propos de l’état du pays, dont ils se plaignent ouvertement. Malgré la désaffection des électeurs en Grande-Bretagne, je pense que le niveau de confiance des Britanniques à l’égard de ce qui est dit par The Guardian, The Economist, The Sun, la BBC est beaucoup plus élevé qu’il ne l’est pour les canaux équivalents en Russie. C’est-à-dire qu’une différence entre nous et les Russes est que nous sommes moins sceptiques sur ce qu’on nous dit.

Cui bono ? Quelles sont les motivations les plus évidentes à encourager la russophobie ?

En bref (et les raisons de fond sont brèves) : la politique étrangère de la Russie ne suit pas celle de l’Occident. Les fabricants d’armements occidentaux ont intérêt à alimenter une nouvelle Guerre froide, parce que la guerre contre le terrorisme n’a pas comblé la baisse dans les ventes d’armes – en particulier des armes nucléaires – engendrée par la fin de la Guerre froide. Et l’OTAN a désespérément besoin d’une raison d’être [en français dans le texte, NdT].

Mais les intérêts des fabricants d’armes et de l’OTAN ne sont pas ceux de l’Occident dans son ensemble. La russophobie agit d’une façon totalement contre-productive. Elle limite la coopération économique potentiellement énorme et les échanges culturels et touristiques avec la Russie – une des raisons pour lesquels les hommes d’affaires étaient opposés aux sanctions – et cela pousse de manière décisive la Russie vers une coopération économique, politique et militaire avec la Chine et même le reste du monde. Les sanctions ont eu pour effet de pousser la Russie à envisager le développement de sa propre version de carte VISA. Elle a accueilli le rapatriement de la richesse russe détenue à l’étranger. Et en Ukraine, le soutien occidental à un coup d’État contre un président élu a amené le pays au bord de la guerre civile et a augmenté le territoire de la Russie [en Crimée]. Comme un de mes amis me l’a dit souvent : « Les guerres commencent lorsque les politiciens mentent aux journalistes, puis croient ce qu’ils lisent dans la presse. » La popularité de Poutine atteint 83% à la suite des événements en Ukraine et les sentiments hostiles aux États-Unis et à l’Union européenne de la part des Russes ordinaires commencent à augmenter. Cela rend la vie plus difficile pour les Russes dont le programme politique trouve du soutien en Occident. Un bon exemple est donné par les militants pour les droits des homosexuels, qui ont constaté que leurs objectifs étaient beaucoup plus difficiles à atteindre, depuis qu’une attitude pro-gay a effectivement été associée à une position anti-russe. Les militants homosexuels russes sont aujourd’hui indéniablement un groupe beaucoup plus isolé et suscitant la méfiance qu’avant de recevoir le soutien de l’Occident.

Ainsi, comme cela apparaît à tous les Russes qui sont familiers avec la russophobie, la Russie est critiquée pour de fausses raisons – et c’est l’ironie la plus tragique. Le pays est loin d’être parfait. La sécurité sociale est misérablement basse ; il y a des brutalités dans l’armée et les prisons, et des problèmes de racisme, de drogue et de violence domestique ; la santé et la formation sont sous-dotées ; l’impôt sur le revenu est forfaitaire. Mais ce n’est pas sur ces aspects que la Russie est critiquée, ni par les Occidentaux ni par ses propres partis soi-disant libéraux – qui sont obsédés par Poutine lui-même.

Les gens qui souffrent en Russie ne sont pas les dirigeants de l’opposition libérale avec l’abondante couverture dont ils font l’objet dans la presse occidentale, mais les pauvres.

Et qui, à part les communistes, et dans une certaine mesure Poutine, parle d’eux ?

La russophobie est faite d’ignorance, d’une absence de scepticisme et de raisonnement, d’orgueil, d’hypocrisie, de condescendance et de grossièreté, tournée au service du complexe militaro-industriel et de l’OTAN. Elle soutient une Guerre froide inégale, contre un pays qui vient de se relever après son effondrement, qui se concentre principalement sur l’amélioration des conditions de vie de son peuple, qui ne veut la guerre nulle part et n’a aucun désir d’être notre ennemi à moins d’y être forcé pour se défendre. J’espère bien.

Article original paru dans le Off Guardian

Traduit par Diane, vérifié par jj, relu par Diane pour le Saker francophone

Les intertitres ont été ajoutés par le Saker francophone

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