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Albert Camus : La Chute. Tous coupables ?

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Cet article provient d'une source externe à NJ sans autorisation mais à titre d'information.

« La Chute. Tous coupables ? » tel est le titre de la conférence donnée par Evelyne Joyaux, ce 24 mars dernier, 60 ans jour pour jour après qu’Albert Camus ait remis son ouvrage à son éditeur (mars 1956). Cette conférence se situe dans la droite ligne des réflexions du Cercle d’Aix qui s’attache à montrer ce qui, aussi bien dans notre histoire que dans notre patrimoine littéraire, peut nous permettre de mieux comprendre le présent.

Un grand nombre de critiques, qui se disent spécialistes d’Albert Camus, ont imposé au public l’idée que son œuvre pouvait être considérée comme terminée au milieu des années 1950. La difficulté à travailler, dont l’écrivain faisait confidence à ses proches, a justifié que les textes qu’il rédigeait à cette époque soient englobés dans un même ensemble appelé souvent, par antiphrase, le silence d’Albert Camus.

Les belles âmes et les bonnes causes.

Ce point de vue n’est pas le nôtre. Nous croyons au contraire que, de la publication de L’Homme révolté au roman inachevé Le premier-Homme, les textes s’éclairent et se complètent les uns les autres, qu’ils ne peuvent être dissociés du contexte dramatique dans lequel ils ont été créés, qu’ils constituent une étape décisive dans la réflexion d’Albert Camus.

Au mois d’août 1955, lorsque la journaliste pied-noir Marie Elbe publie son reportage sur le massacre des familles françaises du village d’El Halia, elle s’adresse aux belles âmes qui, elle le sait d’expérience, vont lui reprocher sa description morbide des horreurs endurées, en particulier par les enfants, et se feront ensuite les avocats des « victimes » de la répression. Les mêmes condamneront Albert Camus pour s’être rangé du côté des siens menacés par les bombes des terroristes.

La rédaction de La Chute fut achevée en mars 1956, peu de temps après les évènements d’El-Halia. Elle était donc en cours lorsqu’Albert Camus lança l’Appel à la trêve civile, le 10 janvier 1956. Dans cet appel, sans contenu politique, et dont on cite rarement le texte, il énonce un principe. « Quelles que soient les origines anciennes et profondes de la tragédie algérienne, un fait demeure : aucune cause ne justifie la mort de l’innocent… Quand bien même notre initiative ne sauverait qu’une seule vie, elle serait justifiée ».

C’est le caractère sacré de l’Innocence qui constitue la clé de voûte de l’ensemble des valeurs qu’Albert Camus a toujours affirmé comme étant les siennes. « Dans ma jeunesse… écrivait-il en 1944, voulant juger, on disait de tel ou tel « c’est un homme ou ce n’est pas un homme… » La morale consistait à être courageux et juste, à respecter l’homme dans les autres et à le faire respecter en soi-même. Pour ma part, je ne vois pas que nous ayons besoin de plus ».

C’est cette morale qui a déterminé son opposition à Jean-Paul Sartre et à ceux pour qui tout devait être sacrifié à l’idéologie de l’histoire, à celle du progrès ou de l’égalité.
Albert Camus : La Chute. Tous coupables ?

Le règne du mensonge

Avant de devenir un ouvrage à part entière, La Chute devait être une nouvelle destinée au recueil L’Exil et le royaume. C’est le vol d’un panneau appartenant à un chef d’œuvre de l’art flamand du XIVème siècle, « L’adoration de l’Agneau mystique », peint par Van Eyck, qui avait fourni à Albert Camus la trame de son récit. Le panneau du polyptique qui n’a jamais été retrouvé, et qui est connu sous le nom de « Les juges intègres » a été remplacé par une copie. C’est donc un faux tableau et de faux juges que les visiteurs viennent admirer. Camus a imaginé que Jean-Baptiste Clamence, le héros de « La Chute » détenait l’original. Ainsi, devenu acteur et spectateur du mensonge, il règne au-dessus de tous.

Jean Baptiste Clamence n’est pas une grande figure du crime, c’est pire. Son mensonge et sa laideur sont à l’image de l’Europe dans laquelle il vit. Il s’est séparé des Français qui ont « deux fureurs : les idées et la fornication ». Il a quitté Paris, « un trompe l’œil habité par des silhouettes ». Il vit maintenant à Amsterdam située géographiquement à l’extrémité du continent mais qui en constitue le véritable épicentre. Ses habitants, doubles eux-mêmes, y commercent en gardant la tête dans les brumes d’un rêve exotique.

Toute l’Europe des temps nouveaux lui ressemble. Mais, constate le faux prophète Clamence, les colombes ne peuvent pas se poser à Amsterdam noyée par les eaux mortes et dont « les canaux concentriques ressemblent aux cercles de l’enfer ». L’Agneau, qui efface les péchés du monde, ne peut symboliser l’innocence là où règnent le mensonge et les faux juges.

« Quand nous serons tous coupables ce sera la démocratie »

Jean Baptiste Clamence, qui avait été avocat à Paris, est devenu juge-pénitent à Amsterdam. Autrefois il s’était fabriqué une statue d’homme vertueux en défendant les accusés et en méprisant les juges. Bref il était du bon côté. Un jour, comme c’est souvent le cas avec les héros d’Albert Camus, la rencontre avec la mort l’a mis au pied du mur. Lui, l’avocat de la veuve et de l’orphelin, n’a pas porté secours à une jeune fille dont il a entendu le cri alors qu’elle se jetait d’un pont. Ce souvenir, qui fait irruption dans sa vie heureuse, en appelle d’autres, aussi peu reluisants, qui le font chuter de son piédestal.

Le salut pour Clamence, confronté à cette lucidité nouvelle, aurait été dans l’humilité. Reconnaître le pauvre homme en lui, et l’accepter. Tout au contraire, la même tentation de l’absolu, le même orgueil, qui l’avaient conduit à désirer les sommets et qui le faisaient se sentir un surhomme, le conduisent à une frénésie de culpabilité qui lui permet de régner à nouveau sur ses contemporains. « Puisqu’on ne pouvait condamner les autres sans aussitôt se juger, il fallait s’accabler soi-même pour avoir le droit de juger les autres… » « Je suis pour toute théorie qui refuse l’innocence à l’homme et pour toute pratique qui le traite en coupable. Vous voyez en moi, très cher, un partisan éclairé de la servitude »

La peur de la liberté

Liberté et vérité sont liées. Dans un monde désormais aussi privé de vérité et de repères connus que peut l’être l’horizon noyé d’Amsterdam, l’homme moderne s’en remet aux faux juges qui le déchargent de la responsabilité de choisir, de vouloir, de respecter, de résister : « L’idéal est que tout devienne simple, comme pour l’enfant, que chaque acte soit commandé, que le bien et le mal soient désignés de façon arbitraire, donc évidente. Et moi je suis d’accord. J’ai appris moi aussi que j’avais peur de la liberté. Vive donc le maître quel qu’il soit pour remplacer la loi du ciel… Nos guides, nos chefs délicieusement sévères, ô conducteurs cruels bien aimés… » « L’essentiel est de ne plus être libre et d’obéir, dans le repentir, à plus coquin que soit »

Un an après La Chute, en 1957, lorsqu’il reçoit le prix Nobel de littérature, Albert Camus définit la tâche qui revenait alors à sa génération : « Héritière d’une histoire corrompue où se mêlent les révolutions déchues, les techniques devenues folles, les dieux morts et les idéologies exténuées… restaurer à partir de ses seules négations un peu de ce qui fait la dignité de vivre et de mourir. ». Un devoir auquel Le premier homme semblait devoir répondre en offrant au lecteur un roman antithétique de « La Chute » dont Jacques Cormery paraîtra s’évader en revenant vers Alger « … il s’était évadé. Il respirait enfin sur le grand dos de la mer ».

C’est en effet dans le personnage de Lucie Cormery, qu’il a créé à partir de « la stylisation tragique » du portrait de sa mère, qu’Albert Camus a incarné l’innocence retrouvée et c’est sur sa terre de naissance qu’il a redécouvert la vérité de l’enfant qu’il avait été. Cependant ce livre nous est donné inachevé et nous ne savons pas ce qui pouvait advenir de cette vérité retrouvée.

Evelyne Joyaux

Voir en ligne : http://congraix.over-blog.com/2016/...